Les auteurs:
Eduardo Riaza est titulaire d’un master en physique. Depuis 1984, il enseigne la physique et la chimie au Collège Retamar (Pozuelo, Madrid), où il est actuellement chef du département de physique. Il est l’auteur de la seule biographie de Lemaître publié en Espagne L’histoire du début et maintient le blog Georges Lemaître, père du Big Bang.
Pablo de Felipe est docteur en biochimie et biologie moléculaire, président de Chrétiens en Sciences et professeur de Science et Foi dans la faculté de théologie SEUT (El Escorial, Madrid).
Article original, traduit par Antoine Bret pour le blog création et évolution. Antoine est l’auteur de « La terre n’a pas 6000 ans, et alors? »
Georges Lemaître: 80ème anniversaire de la théorie du Big Bang
Georges Lemaitre est né à Charleroi (Belgique) en 1894, dans une famille chrétienne. Il était l’aîné de quatre enfants. Son père avait étudié le droit à l’Université Catholique de Louvain (UCL) et dirigeait une fabrique de verre. Très jeune, il perçoit très clairement sa double vocation: devenir scientifique et prêtre. Il commence des études d’ingénieur des mines à Louvain, études interrompues par le déclenchement de la Première Guerre mondiale, à laquelle il participe dans l’infanterie puis l’artillerie. A la fin de la guerre, il revient vers les amphithéâtres, non pas pour continuer ses études d’ingénieur, mais pour étudier la physique et les mathématiques. Parvenu au terme de ses études, il entre au séminaire de Malines et est ordonné prêtre en 1923.
Son sacerdoce ne constitue pas un obstacle pour sa carrière scientifique, et il est candidat pour devenir étudiant chercheur en astronomie à l’Université de Cambridge pendant l’année 1923-1924. Il y travaille sous la direction d’Arthur Eddington, qui lui apprend à combiner l’astronomie avec la théorie de la relativité. Il passe l’année suivante entre l’Université de Harvard et l’Institut de Technologie du Massachusetts (MIT).
Le Big Bang: Une histoire de l’Univers
A la fin du cours 1924-1925, il rentre en Belgique pour devenir professeur à l’UCL, grâce à une lettre de recommandation d’Eddington. Il termine fin 1926 la thèse de doctorat qu’il avait commencée au MIT en 1927 et publie un article dans les Annales de la Société scientifique de Bruxelles, dans lequel il donne une solution aux équations de la théorie de la relativité générale d’Einstein, proposant un univers en expansion.
Mais c’est en 1931 qu’il énonce l’hypothèse de l’atome primitif (connue aujourd’hui comme la théorie du Big Bang). Ce modèle cosmologique dote l’univers d’une histoire et d’un dynamisme : tout commence en un point à partir duquel l’univers entre en expansion tandis que l’espace se « rempli » des produits de la désintégration de l’atome primitif, désintégrations semblables à celle des substances radioactives, et qui aboutissent à la matière, à l’espace et au temps tels que nous les connaissons aujourd’hui.
Il passera le reste de sa vie scientifique à chercher des preuves expérimentales pour étayer sa théorie. Cependant, ce ne sont pas les rayons cosmiques qui nous font parvenir l’écho de la grande explosion, comme il le croit, mais un fond de radiation cosmique que Penzias et Wilson détectent en 1965, quelques mois avant sa mort.
La carrière scientifique de Lemaître fut intense, et il sut la rendre compatible avec une vie chrétienne également intense : il avait cultivé dans sa jeunesse une relation profonde avec Dieu qu’il poursuivi en tant que prêtre. Il recevra en cela l’aide de la Fraternité Sacerdotale des Amis de Jésus, fondée par le Cardinal Mercier, à laquelle il appartenait. Ses fréquents voyages ne font pas non plus obstacle à son effort pour les âmes : en Angleterre ou aux États-Unis il assiste les fidèles des paroisses où il séjourne; à Louvain, il est aumônier d’une résidence étudiante; en 1960 il est nommé président de l’Académie pontificale des Sciences, et ainsi de suite.
Georges Lemaître ne fut pas une étoile double: il ne fut pas un prêtre qui se consacre à la science, ni un scientifique devenu prêtre. Il fut, depuis le début, les deux à la fois.
Einstein et Lemaître
Son idée d’un cosmos en expansion déplut à la communauté scientifique, car presque toutes les théories de l’époque défendaient l’idée d’un univers immuable et éternelle. Einstein lui-
même s’irrita en apprenant le travail de Lemaître: il ne pouvait concevoir un univers en évolution.
Si l’expansion de l’univers fut mal reçue, pire encore fut la réception de l’idée que le monde put avoir eu un commencement. On ne discutait pas pour savoir si l’hypothèse de l’atome primitif était une intuition physique ou plutôt une théorie développée rigoureusement : on la rejetait frontalement. De nombreux scientifiques, en particulier Einstein, la trouvait trop audacieuse et même tendancieuse. Lemaître devint suspect auprès des scientifiques qui pensaient qu’il tentait d’introduire la création divine dans la science.
Cependant, il ne voulait pas « exploiter » la science en faveur de la religion. Comme il l’expliqua lui-même,
« il existe deux chemins pour parvenir à la vérité. J’ai décidé de les suivre tous les deux ».[1]
Lemaître maintient clairement l’autonomie de la science vis à vis la foi quand il déclare au sujet de l’hypothèse de l’atome primitif :
« Personnellement j’estime qu’une telle théorie reste entièrement en dehors de toute question métaphysique ou religieuse. Elle laisse le matérialiste libre de nier tout être transcendant. Il peut prendre, pour le fond de l’espace-temps, la même attitude d’esprit qu’il a pu adopter pour les événements survenant en des endroits non singuliers de l’espace-temps. Pour le croyant, elle exclut toute tentative de familiarité avec Dieu ».[2]
Ce témoignage montre que Lemaitre ne pensait pas que le récit de la création dans la Genèse puisse être interprété littéralement. Nous savons qu’il s’agit d’un récit poétique qui utilise un langage mythologique pour dévoiler une réalité. Mais le terme « mythologique » n’est pas ici synonyme de mensonge ou de fausseté, mais plutôt un moyen d’exprimer certaines vérités transcendantes d’une manière intelligible; c’est parfois le seul moyen d’« expliquer » l’ineffable.
D’autre part, il ne fondait pas non plus sa foi sur les résultats scientifiques: « L’activité divine omniprésente est toujours cachée. Il ne pourra jamais être question de réduire l’Être suprême au rang d’une hypothèse scientifique ».[3]
A quelle distance situer la science de la foi ?
Lemaître a tenté d’expliquer à ses collègues que
« le chercheur chrétien… doit se tenir à égale distance de deux attitudes extrêmes, l’une qui lui ferait considérer les deux aspects de sa vie comme deux compartiments soigneusement isolés d’où il tirerait alternativement suivant les circonstances de sa science ou sa foi, l’autre qui lui ferait mélanger et confondre inconsidérément et de façon irrévérencieuse ce qui doit demeurer distinct ».[4]
Il était en outre conscient que sa condition de croyant ne faisait pas obstacle à ses recherches scientifiques:
« Les moyens d’investigation [du chercheur chrétien] sont les mêmes que ceux de son collègue incroyant. Sa liberté d’esprit est la même aussi. […] Il sait que tout ce qui a été fait a été fait par Dieu, mais il sait aussi que nulle part Dieu ne s’est substitué à sa créature. […] La révélation divine ne nous a pas enseigné ce que nous étions capables de découvrir par nous-mêmes, lorsque du moins ces vérités naturelles n’étaient pas essentielles à la compréhension de la vérité surnaturelle. Le chercheur chrétien va donc librement de l’avant avec l’assurance que de sa recherche ne peut surgir aucun conflit réel avec sa foi ».[5]
Lemaître est allé plus loin dans son argumentation en déclarant que
« Peut-être [le chercheur chrétien] a-t-il même un certain avantage sur son collègue incroyant. Tous deux s’efforcent à déchiffrer le palimpseste multiplement imbriqué de la nature où les traces des diverses étapes de la longue évolution du monde se sont recouvertes et confondues. Le croyant a peut-être l’avantage de savoir que l’énigme a une solution, que l’écriture sous-jacente est en fin de compte l’œuvre d’un être intelligent, donc que le problème posé par la nature a été posé pour être résolu et que sa difficulté est sans doute proportionnée à la capacité présente ou à venir de l’humanité ».[6]
Il conclut, assuré que
« Cela ne lui donnera peut-être pas de nouvelles ressources dans son investigation, mais cela contribuera à l’entretenir dans ce sain optimisme sans lequel un effort soutenu ne peut se maintenir longtemps. En un certain sens, le chercheur fait abstraction de sa foi dans sa recherche, non pas parce que sa foi pourrait l’encombrer, mais parce qu’elle n’a directement rien à faire avec son activité scientifique ».[7]
Les clés du dialogue
Les conflits apparents entre scientifiques et théologiens ne réside pas tant dans les arguments que dégainent les uns et les autres, sinon dans l’attitude que les deux doivent adopter face aux questions soulevées par l’autre partie. Le théologien qui écoute les conclusions de la connaissance scientifique est mieux à même de soutenir sa foi, et le scientifique qui connait l’articulation de la foi voit se dégager les horizons de la connaissance. La foi et la connaissance les concerne tous deux, puisque l’homme le plus rationnel autant que le fidéiste conjuguent certitudes et incertitudes.
Le dialogue entre science et foi est parfois obscurci par la méfiance envers la valeur de la connaissance humaine. Sans doute notre connaissance est-elle limitée; mais cela ne signifie pas que nous ne pouvons jamais être sûrs de rien. Certains pensent que la science ne fournit que des modèles toujours susceptibles de changer, sans jamais parvenir à de véritables conclusions. D’autres considèrent la science comme la connaissance la plus fiable que nous ayons, parce que ses théories peuvent être soumises à un contrôle expérimental indépendant des croyances personnelles. Certes, la science ne peut résoudre tous les problèmes, mais cela n’est pas une raison pour nier ses apports authentiques ainsi que la capacité rationnelle qui les rend possible: la science est un chemin privilégié pour rechercher et trouver la vérité.
Albert Einstein et Georges Lemaître ont fini par être amis. Non seulement parce que le physicien allemand a finalement reconnu l’expansion de l’univers, mais parce que tous deux étaient mus par un même désir: la recherche de la vérité. Ils n’ont jamais perdu cette fraîcheur juvénile qui questionne sans cesse la nature sur ses secrets. L’amour de la vérité et la recherche de la grande énigme de l’univers constituaient pour eux un idéal souverain. Einstein mis ainsi de côté ses préjugés, et changea l’habit d’avocat procédurier pour celui de juge équitable. Lemaître, quant à lui, sut garder l’équilibre entre la science et de la foi, en évitant tout concordisme.
Naissance de la science moderne
Lemaître est un scientifique paradigmatique mais pas un cas isolé. Tout au long de l’histoire, nous trouvons des savants qui ont réussi à combiner science et foi. Des personnages comme Philopon, un Alexandrin des V et VI siècles, eu l’intuition de la possibilité du mouvement dans le vide et décrivit le lancement d’un objet comme la transmission d’un « impetus » qui passerait de la main à la pierre. Cette idée a survécu de l’Antiquité jusqu’au Moyen-Âge et a été recueillie au XIVe siècle par Buridan, de l’Université de Paris, devenant le germe d’une physique anti-aristotélicienne. Deux siècles plus tard apparut la théorie héliocentrique proposée par le clerc polonais Copernic, qui devait inspirer par la suite des scientifiques de l’envergure de Kepler, Galilée ou Newton.
La liste serait longue. C’est que nous ne pouvons pas oublier que la science moderne est née en Occident: dans une Europe cimentée dans une matrice culturelle chrétienne, dont les habitants considéraient toute chose comme le produit d’un Créateur hautement rationnel, qui fit participer l’homme à son intelligence divine et en mesure de comprendre le monde. Seule cette expérience communautaire et cette conviction ont pu produire une ligne de pensée, une atmosphère de confiance intellectuelle et d’optimisme, qui a conduit à l’entreprise scientifique.
[1] Interview de G. Lemaître, New York Times, 19 Février 1933.
[2] L’Hypothèse de l’atome primitif : essai de cosmogonie (préf. F. Gonseth), suivi de L’Hypothèse de l’atome primitif et le Problème des amas de galaxies : Rapport présenté par G. Lemaître au onzième Conseil de physique de l’Institut international de physique Solvay, juin 1958, et de O. GODART, Georges Lemaître et son oeuvre. Bibliographie des travaux de Georges Lemaître, Bruxelles, Culture et civilisation, 1972, pp. 9-10.
[3] G. Lemaître, Actes du VI Congres Catholique de Malines, Tome V, 1936, p. 69.
[4] Ibid.
[5] Ibid
[6] Ibid, p. 70
[7] Ibid