Introduction (Antoine Bret) :
« Quand on sait où on va, on ne va jamais très loin » disait feu René Thom, l’un des plus brillants mathématiciens français du siècle dernier. Vous trouverez ci-dessous la traduction d’un article récent de Peter Enns, qui semble penser que cette phrase s’applique très bien à l’activité académique de beaucoup d’experts évangéliques.
Pourquoi, selon lui, la réflexion évangélique ne contribue-t-elle pas plus au débat intellectuel en matière de théologie, d’histoire, ou d’archéologie ? Parce que la doctrine évangélique lui dicte d’avance les conclusions auxquelles elle doit parvenir.
Je pense toujours qu’il y a un “scandale de la réflexion évangélique” et le voici : nous n’avons pas le droit de faire usage de cette réflexion.
Peter Enns
En 1995, le livre de Mark Noll Le scandale de la réflexion évangélique mettait le doigt là où ça fait mal, en déclarant
Le scandale de la réflexion évangélique, c’est qu’il n’existe pas vraiment de réflexion évangélique !
Noll soutenait que la contribution Evangélique à la recherche académique de pointe était minimale et que ses artisans devaient, et pouvaient, faire mieux.
Son livre suivant, Jésus Christ et la vie de la pensée, paru en 2011, expose son plan pour aller de l’avant. Et je me permets d’ajouter que Noll y consacre 15 pages à une discussion favorable de mon livre Inspiration et Incarnation : Les Evangéliques et le problème de l’Ancien Testament en tant que modèle (pas LE modèle) pour progresser.
Les livres de Noll en ont secoué beaucoup, et je pense que ses méditations sont pertinentes et pénétrantes.
Mais je me demande s’il n’a pas péché par optimisme.
Selon ce que j’ai pu constater, le vrai problème ne réside pas dans le fait que les évangéliques ne parviennent pas à intégrer le monde des idées. Je ne dirais pas que nous avons besoin d’Evangéliques qui obtiennent des diplômes élevés et publient leurs recherches au sein de la communauté intellectuelle.
Le véritable scandale de la réflexion évangélique, c’est que nous n’avons pas le droit de faire usage de cette réflexion !
Il est inutile d’inciter les Evangéliques à s’impliquer dans le débat académique, si ceux qui sont équipés pour cela craignent légitiment ce qui leur arrivera s’ils le font.
Il est en revanche plus urgent de fomenter une culture évangélique dans laquelle l’exercice de la pensée évangélique est attendu et encouragé.
Mais à quelques exceptions près, cette culture n’existe pas. Le scandale de la réflexion évangélique, c’est que diplômes, livres, articles et autres signes prestigieux sont valorisés, si tant est que vous parveniez à des conclusions prédéterminées.
La recherche biblique fournit nombre d’exemples de ce scandale :
- Je vous en prie, faites des recherches sur l’évolution et le contexte historique de la Genèse, mais vous avez intérêt à me donner un Adam historique à la fin !
- Multipliez les expertises sur le Pentateuque, mais débrouillez-vous pour qu’en fin de compte, Moise en soit l’auteur.
- Prenez part au fleuron de la recherche en archéologie, mais nous voulons qu’à la fin, et quoi qu’en disent les autres, vous confirmiez l’historicité de l’Exode et de la conquête de Canaan tel qu’en parle la Bible.
- Faites ce que vous voulez, mais lorsque la poussière sera retombée, expliquez-nous en quoi vos conclusions sont cohérentes avec l’inerrance.
Le vrai scandale de la réflexion évangélique, c’est que la doctrine dicte les conclusions académiques.
Un problème plus profond se cache derrière tout cela. Fondamentalement, l’évangélisme n’est pas un mouvement intellectuel, mais apologétique. Il n’est pas apparu pour susciter l’exploration académique, mais pour préserver certaines caractéristiques théologiques par des moyens intellectuels. Bien qu’ils évitent le fondamentalisme anti-intellectuel, ces moyens demeurent bridés par le dogme évangélique.
Vu sous l’angle intellectuel, l’évangélisme est un mouvement défensif. Ce qui suscite un certain nombre de questions évidentes pour moi :
- Dans son état actuel, le mouvement évangélique est-il à même de laisser à la réflexion évangélique l’espace dont elle a besoin pour s’exercer, ou bien l’adjectif « évangélique » porte-t-il en lui les limites précises de toute entreprise intellectuelle ?
- L’évangélisme est-il capable de s’autocorriger suffisamment pour non seulement permettre, mais en plus encourager, l’exercice de la pensée, pour risquer la découverte de la nécessité d’un changement théologique ?
- Un mouvement qui se définit par la défense théologique peut-il se changer en un mouvement capable d’assimiler le changement théologique ?
Si les réponses sont « non », le plus profond scandale la réflexion évangélique ne disparaitra pas.
Article original : http://www.peteenns.com/i-still-think-there-is-a-scandal-of-the-evangelical-mind-and-here-it-is-were-not-allowed-to-use-it/
traduction par Antoine Bret
Crédit Illustration : maurus / 123RF Banque d’images