Je suis « tombé » ce week-end sur le livre du philosophe et ancien ministre de l’éducation nationale Luc Ferry, « Apprendre à vivre », Traité de philosophie à l’usage des jeunes générations. Luc Ferry n’est pas croyant, mais il écrit qu’il a « puisé son inspiration chez Kant et dans le christianisme ». Dans un passage assez touchant à propos de la mort des êtres chers, on a même l’impression qu’il ne lui manque pas grand-chose pour penser comme un chrétien (p. 291) « Je trouve le dispositif chrétien infiniment plus tentant (que la sagesse bouddhiste)…à ce détail près que je n’y crois pas. Mais si c’était vrai, comme dirait l’autre je serais volontiers preneur… » Il y a des moments dans la vie où on aimerait bien avoir la foi à la place des autres, ou tout du moins où l’on aimerait trouver les mots pour communiquer cette foi.
M. Ferry n’est pas un chrétien, et il n’est donc pas un défenseur du christianisme, mais il n’est pas un matérialiste non plus. Dans son livre, il parle du respect qu’il a pour André Comte-Sponville (philosophe matérialiste bien connu), et de sa « rigueur intellectuelle », de « son talent », dans « l’espace philosophique contemporain ». Pourtant, Luc Ferry parle de « l’échec du matérialisme », et j’avoue avoir été particulièrement sensible à ses arguments.
« Face à l’imminence de la catastrophe- la maladie d’un enfant, la victoire possible du fascisme, l’urgence d’un choix politique ou militaire, etc.- je ne connais aucun sage matérialiste qui ne redevienne aussitôt un vulgaire humaniste soupesant les possibles, tout à coup convaincu que le cours des événements pourraient bien en quelque façon dépendre de ses libres choix. Qu’il faille se préparer au bonheur, l’anticiper, comme on l’a dit, sur le mode du futur antérieur,…, j’en conviens volontiers. Mais qu’il faille aimer en toute circonstance le réel me paraît tout simplement impossible, pour ne pas dire absurde, voire obscène. Quel sens peut bien avoir l’impératif de l’amor fati à Auschwitz ? Et que valent nos révoltes ou nos résistances si elles sont inscrites de toute éternité dans le réel au même titre que ce à quoi elles s’opposent ? Je sais que l’argument est trivial. Pour autant, je n’ai jamais vu qu’aucun matérialiste, ancien ou moderne, avait trouvé les moyens d’y répondre. » (p256)
On pourra certainement me reprocher de ne donner du livre de M. Ferry qu’une vision partiale, et on aura raison. Pourtant, je ne résiste pas à l’envie de vous citer un passage particulièrement perspicace, toujours à propos du matérialisme philosophique.
« ..La croix du matérialisme, c’est qu’il ne parvient jamais à penser sa propre pensée. La formule peut te sembler difficile, elle signifie quelque chose de pourtant très simple : le matérialiste dit, par exemple, que nous ne sommes pas libres, mais il est convaincu, bien entendu, qu’il affirme cela librement, que nul ne l’oblige, en effet, à le faire, ni ses parents, ni son milieu social, ni sa nature biologique. Il dit que nous sommes de part en part déterminés par notre histoire, mais il ne cesse de nous inviter à nous en émanciper, à la changer, à faire la révolution si possible ! Il dit qu’il faut aimer le monde tel qu’il est, se réconcilier avec lui, fuir le passé et l’avenir pour vivre au présent, mais il ne cesse de tenter, comme toi et moi, quand le présent nous pèse, de le changer dans l’espérance d’un monde meilleur. Bref, le matérialiste énonce des thèses philosophiques profondes, mais toujours pour les autres, jamais pour lui-même. Toujours, il réintroduit de la transcendance, de la liberté, du projet, de l’idéal, car en vérité, il ne peut pas se croire, lui aussi, libre et requis par des valeurs supérieures à la nature et à l’histoire. »
Cher M. Ferry, ne voyez pas dans mon utilisation de votre livre une tentative de récupération, mais simplement l’application à ma modeste personne du principe que vous énoncez à la fin de votre ouvrage , celui de la pensée élargie. Nous ne partageons pas les mêmes options métaphysiques, mais ce que vous avez écrit est entrée en résonance avec ce que je crois en tant que chrétien !