Article 2 sur un total de 3 pour la série :
Débat sur une Bible sans erreur
Du bon et du mauvais usage des citations : commentaire d’une récente publication
Un site a récemment été lancé pour défendre l’inerrance biblique. J’ai déjà eu l’occasion de donner mon point de vue théologique sur la question (1), je ne reviendrai pas là dessus. Je m’abstiendrai aussi de commenter leur slogan, qui m’a laissé quelque peu dubitatif, mais j’aimerais simplement revenir sur un de leurs articles, plus historique, qui s’intitule « preuve que l’inerrance est biblique et historique ».
Cet article a pour but de montrer, qu’à quelques exceptions prêt, l’inerrance biblique a toujours été crue et confessée dans l’Eglise. Pour cela, l’article propose une liste de citations réparties en six catégories : Ancien Testament, Nouveau Testament, Pères de l’Eglise, Période médiévale, Réformation, Post-Réformation.
Ainsi, à titre d’exemple, dans l’onglet « Pères de l’Eglise » sont convoqués : Clément de Rome, Justin Martyr, Origène (avec quand même une petite note pour préciser qu’il a été condamné pour hérésie) et Clément d’Alexandrie.
Pour les ranger dans le « camp inerrantiste », l’auteur extrait donc quelques citations de ces Pères. Avant d’y revenir, j’aimerais à mon tour présenter une citation que je commenterai brièvement.
« La parole de Dieu est devenue « le Livre » ou plutôt « les Livres » de la Bible. Et comme le Verbe, en se faisant chair, avait pris sur lui toute la condition humaine, hormis le péché, ainsi la parole de Dieu a été sujette aux conditions du langage humain, l’erreur exceptée. »
Nul doute qu’une telle citation pourrait figurer en bannière sur notre site inerrantiste puisqu’on a là, apparemment, une magnifique déclaration, beaucoup plus explicite que la plupart des citations proposées, en faveur de l’inerrance biblique, verbale et plénière.
Les choses sont-elles si simples ? En réalité, cette citation est extrait d’une Préface à l’Introduction de la Bible de Wilfrid Harrington et est signée par Roland de Vaux, o.p., ancien directeur de l’Ecole Biblique et Archéologique Française de Jérusalem.
Le P. Roland de Vaux est certainement un des plus grandes biblistes du XXe siècle. Outre ses nombreux ouvrages (Histoire ancienne d’Israël, Les institutions de l’Ancien Testament, etc.), il est aussi l’auteur de l’ensemble des notes et des introductions de l’Ancien Testament de la Bible de Jérusalem (édition de 1973). Or, en lisant ses livres et ses annotations de la Bible de Jérusalem, on constate que l’auteur prend pleinement en compte les résultats de la méthode historico-critique, celle-là même qui est rejetée par les inerrantistes.
Ainsi, il reconnaît que le Deutéronome n’est pas de Moïse, que le livre de Daniel date du IIe siècle av. J-C. et surtout que celui-ci contient plusieurs erreurs historiques. Voici par exemple un extrait de l’introduction à Daniel rédigée par Roland de Vaux, o.p. :
« Le livre (de Daniel) aurait donc été composé pendant la persécution d’Antiochus Epiphane et avant la mort de celui-ci, avant même la victoire de l’insurrection maccabéenne, c’est-à-dire entre 167 et 164.
Rien dans le reste du livre ne contredit à cette date. Les récits de la première partie sont situés à l’époque chaldéenne, mais certains indices montrent que l’auteur est assez loin des évènements. Balthazar est le fils de Nabonide, et non pas de Nabuchodonosor comme dit le texte, et il n’a jamais eu le titre de roi. Darius le Mède est inconnu des historiens et il n’y a pas de place pour lui entre le dernier roi chaldéen et Cyrus le Perse, qui avait déjà vaincu les Mèdes. Le milieu néo-babylonien est décrit avec des mots d’origine perse ; même les instruments de l’orchestre de Nabuchodonosor portent des noms transcrits du grec. Les dates données dans le livre ne concordent pas entre elles ni avec l’histoire telle que nous la connaissons et elles semblent avoir été mises en tête des chapitres sans grand souci de chronologie. L’auteur a utilisé des traditions orales ou écrites, qui circulaient à son époque. »
On voit bien que de tels propos pourraient difficilement être tenus ou acceptés par les partisans de l’inerrance biblique absolue.
Il ne s’agit que d’un exemple et on pourrait en donner de nombreux autres, pour montrer que le P. de Vaux ne considère nullement la Bible comme exempte d’erreurs historiques.
Alors comment comprendre la première citation, où il affirmait que la Bible était préservée de toute erreur ? Se contredit-il lui-même de manière aussi flagrante ? Evidemment non, et l’Introduction à la Bible qu’il préface rejoint exactement les conclusions précédentes.
En réalité, cette citation est parfaitement compréhensible si on tient compte du contexte et que l’on comprend ce que le P. de Vaux voulait dire. En affirmant, que la Bible est exempte d’erreur, le P. de Vaux affirme que la Bible est un guide sûr pour la foi, mais il ne parle nullement d’histoire ou de science.
Concernant ces domaines, les auteurs humains de la Bible partageaient les conceptions de leur temps et, si les historiens de la Bible peuvent être considérés comme fiables, ils ne sont pas pour autant infaillibles.
A travers cet exemple, nous voyons donc qu’il est très facile, grâce à une citation sortie de son contexte, d’attribuer à une personne des idées ou des croyances qu’elle n’a jamais eues.
Or, c’est exactement ce que font fait les auteurs de ce site proposant cette pétition, en extrayant quelques citations des Pères de l’Eglise, des théologiens médiévaux ou même des Réformateurs, sans avoir certainement jamais lu leurs œuvres.
Comme j’avais eu l’occasion de l’expliquer, ce constat a été pour moi une étape décisive dans mon cheminement personnel. Plus jeune, on m’avait aussi affirmé que les chrétiens avaient toujours cru à l’inerrance biblique, telle qu’elle était définie par la Déclaration de Chicago (1978). Or, en commençant à travailler sur les Pères de l’Eglise, je me suis aperçu que ce que l’on m’avait enseigné n’était pas tout à fait exact. Par la suite, je me suis rendu compte que ceux qui prétendaient que les chrétiens avaient toujours cru à l’inerrance biblique, n’avaient en réalité jamais lu eux-mêmes les auteurs dont ils parlaient.
Pour illustrer cela, je prendrai les auteurs que je connais le mieux, les Pères de l’Eglise, puisque mon premier master d’histoire ancienne portait sur l’interprétation de la Bible dans l’Antiquité tardive.
Il est bien évident que les Pères de l’Eglise avaient une très haute estime de la Bible et de son inspiration. Leur conception de l’inspiration pouvait même aller jusqu’à affirmer l’inspiration « littérale », au sens de chaque lettre, de la Bible (comme le judaïsme orthodoxe) et leur doctrine de l’inspiration se rapprochait plus de la théorie dite de « la dictée », qui est pourtant (presque) unanimement rejetée par les partisans actuels de l’inerrance. Pourtant à côté de cela, ces mêmes Pères n’avaient absolument aucun mal à admettre que la Bible puisse contenir des erreurs historiques. (2) Se contredisaient-ils ? En réalité le paradoxe n’est qu’apparent. Pour la grande majorité des Pères de l’Eglise, le vrai sens du texte biblique est le sens allégorique. Or les erreurs historiques ou scientifiques de la Bible, loin de les déstabiliser, étaient au contraire pour eux une preuve que l’exégète ne devait pas se limiter au sens premier du texte mais qu’il devait aller plus loin et découvrir le sens allégorique.
Par ailleurs, la plupart de ces Pères considéraient que le texte biblique qui devait servir de référence à l’Eglise n’était pas le texte original hébreu, comme l’affirment les partisans actuels de l’inerrance, mais la Septante (3), la traduction grecque des Ecritures. Or, cette version de la Septante n’est pas une simple traduction, puisque les traducteurs ont opéré de nombreuses modifications, qui sont parfois d’ordres historique ou doctrinale.
Reconnaître l’inspiration de la Septante, c’est donc accepter et légitimer ces corrections qui dans leur principe même contredisent la doctrine de l’inerrance biblique. Si le « texte original » est « sans erreur », pourquoi le corriger ?
En conclusion, je dirai qu’on ne peut citer pertinemment que des auteurs que l’on connaît réellement, c’est-à-dire que l’on a directement lu et étudié. Sans cela, on risque de leur faire dire n’importe quoi et on peut leur attribuer des idées qu’ils n’ont jamais eues.
Notes
- : http://didascale.com/inerrance-biblique-infaillibilite-bible/
- : http://didascale.com/linspiration-et-linterpretation-de-la-bible-dans-leglise-ancienne/
- : http://didascale.com/introduction-septante/
3 Articles pour la série :
Débat sur une Bible sans erreur
- Faut-il » prendre position pour la Bible avant qu’il ne soit trop tard ? »
- Les Pères de l’Eglise croyaient-ils que la Bible était scientifiquement et historiquement « parfaite » ?
- Dans quelle mesure l’observation naturelle doit-elle guider notre interprétation de la Bible ?