Présentation

Les sciences de l’évolution reposent en  grande partie sur une approche historique : en partant du présent  on remonte dans le passé pour essayer de proposer les scénarios les plus vraisemblables. Une autre approche consiste à regarder l’évolution en marche. C’est ce qu’on appelle de l’évolution expérimentale. Ce n’est  possible que pour des organismes qui ont des temps de génération suffisamment courts pour espérer voir le fonctionnement de l’évolution sur un grand nombre de générations et sur un laps de temps observable à l’échelle de la carrière d’un chercheur !

Richard Lenski

Richard Lenski observant la croissance d’E. coli. Photo de G.L. Kohuth/Michigan State University

C’est ce qu’a mis en place dès 1988, Richard Lenski  de l’université du Michigan sur des populations  bactériennes d’Escherichia coli. Douze populations identiques ont été mises en culture dans des flacons contenant des nutriments et du glucose à une température constante de 37°C. Toutes les 24 heures, les populations se multiplient jusqu’à épuisement des ressources nutritives du milieu. 1% de ces populations constituées après 24H sont transférées dans un nouveau flacon contenant le même milieu initial. Tous les 75 jours, soit environ 500 générations pour E. coli, une partie des bactéries sont congelées, permettant de disposer d’échantillons temporels tout au long de l’expérimentation. L’expérimentation continue aujourd’hui, ce qui constitue une expérience d’environ  60.000 générations,  l’équivalent de 1,5 millions d’années pour l’homme !

En travaillant à conditions constantes et à partir des mêmes populations initiales dont l’évolution est suivie en parallèle, l’équipe de Lenski va  observer l’effet du hasard sur leur évolution: à partir d’un même point de départ vont-elles suivre la même trajectoire ? Cette question se réfère à l’idée de  contingence de l’évolution : si on repartait d’un point donné dans l’évolution des espèces, si on rembobinait le film de la vie, aurait-on une trajectoire évolutive tout à fait différente?

Dans cette expérience d’évolution expérimentale, les forces qui vont agir sur l’évolution de ces populations sont : la mutation qui va générer de la diversité (des variants), la sélection naturelle et un effet aléatoire d’échantillonnage car seul 1% des individus constituent la génération suivante. Notez que si la mutation n’avait qu’un effet délétère, on s’attendrait à ce que les populations déclinent ou au mieux maintiennent le taux de croissance initiale.

 

Qu’observe- t-on ?

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Photo : http://blog.longnow.org/02014/08/21/lenski-long-term-evolution-experiment/

Toutes les populations améliorent leur taux de croissance, donc globalement elles suivent la même trajectoire, et même si la progression a été rapide dans les premières générations, ces populations n’atteignent pas de plateau, elles continuent de se reproduire plus vite que les générations précédentes. Cela indique que la mutation permet l’émergence de variants plus performants dans l’exploitation du glucose du milieu. Même trajectoire donc,  ce qui signifie que dans cette expérience, l’évolution n’apparait pas contingente mais plutôt contrainte et donc reproductible. Puisque les échantillons ont été conservés au cours du temps, il est possible d’analyser quelle est la nature des mutations impliquées. Il s’avère que si les trajectoires des 12 populations sont comparables (une augmentation du taux de croissance),  les mutations responsables de cette évolution différent.

Mais au cours du temps, il va aussi apparaître de nouvelles propriétés.

Ainsi,  dans une lignée, suite à l’accumulation de mutations, une nouvelle propriété émerge : la possibilité pour la bactérie d’utiliser le citrate plutôt que le glucose comme source nutritive, ce qui correspond du point de vue d’une bactérie à l’émergence d’une nouvelle espèce ! En effet E. coli est incapable d’utiliser le citrate en milieu contenant de l’oxygène, car elle ne dispose pas d’un transporteur citrate qui s’exprime dans ces conditions.  En utilisant les échantillons congelés qui ont précédé cette nouvelle lignée, l’équipe de Richard Lenski a pu montrer que cette capacité à utiliser le citrate comme source de carbone est due à l’accumulation de plusieurs mutations, selon un processus en plusieurs étapes.  Première étape,  duplication du gène ciT transporteur du citrate qui dans l’opération a « capté » un promoteur en amont de ce gène qui rend possible l’expression du gène ciT en présence d’oxygène. Le mutant est donc capable de transporter le citrate et donc de l’utiliser (car toute la machinerie est fonctionnelle chez E . coli). Deuxième étape, l’augmentation du nombre de copies de ce nouveau gène (nouveau promoteur et le gène ciT)  qui rendra la lignée porteuse encore plus efficace. Ce qui est amusant c’est que dans cette population où est apparue cette nouvelle lignée, co-existe une souche à faible fréquence qui ne peut pas utiliser le citrate mais qui trouve sa  niche en consommant plus efficacement le glucose ; on assiste donc à l’émergence d’un micro-écosystème !

Mais me direz-vous, dans cette expérience au long cours, les bactéries restent des bactéries ! Pourquoi ne voit-on pas de mutants qui reprendraient l’histoire du vivant, de la première cellule initiale à la diversité du vivant ?

Parce que le cours de l’évolution est irréversible et qu’E. coli est le fruit d’une évolution de millions d’années. Sous ses airs « primitifs » c’est un organisme qui est évolué ! Elle ne ressemble pas aux premières cellules qui sont apparues il y a 3,5 milliards d’années et qui ont conduit aux trois domaines du vivant : les procaryotes dont font partie les bactéries, les archéobactéries et les eucaryotes dont font partie entre autre les végétaux et les animaux. Les cellules eucaryotes sont d’ailleurs le fruit d’un processus complexe d’ « association » (on parle de symbiose) de différentes cellules qui a conduit à l’émergence de cellules avec un noyau, des mitochondries et des chloroplastes pour les végétaux.

 

 


Références

  • Pennisi. 2013. The man who bottled evolution. Science 342, 790-793.
  • Blount et al. 2012. Nature 489, 513-518.