J’avais relevé cette citation biblique d’un de nos lecteurs lors d’une discussion sur les origines de l’humanité avec l’intention de revenir sur ce thème :
‘O Timothée, garde le dépôt, en évitant les discours vains et profanes, et les disputes de la fausse science dont font profession quelques-uns, qui se sont ainsi détournés de la foi. Que la grâce soit avec vous !’
(1 Timothée 6:20-21, Segond 1910)
Ce recours au verset de 1 Timothée est assez courant dans les débats sur la science et la foi, notamment au sujet de l’évolution. On le voit par exemple sur des forums comme Reddit[1], où des utilisateurs se demandent si ce passage doit être utilisé pour réfuter la science.
Un internaute racontait s’être entretenu avec un chrétien sur la manière de réconcilier l’évolution et la foi. En guise de réponse, son interlocuteur lui a cité ce passage pour affirmer que l’évolution n’est qu’une tromperie. Interpellé, il a donc demandé à la communauté si ce verset confirme une position anti-science de la Bible, ou s’il s’agit simplement d’une mauvaise interprétation.
C’est une excellente occasion de nous lancer dans un exercice pratique d’étude contextuelle. Peut-on vraiment déduire de ce passage un avertissement contre la science moderne ?
Notre plan d’étude
Pour y voir plus clair, je vous propose un voyage en trois étapes :
- Nous verrons d’abord comment les notions de
science et de connaissance sont exprimées en grec ancien, la langue du Nouveau Testament. (cet article). - Armés de ces outils, nous ferons une
analyse contextuelle de 1 Timothée 6:20-21. - Enfin, nous conclurons avec une analyse critique d’un commentaire de ce verset par
« Answers in Genesis », un site créationniste américain bien connu.
Science et connaissance : que dit le texte original ?
Plusieurs traductions, un premier indice
Le mot qui nous intéresse est rendu différemment selon les versions de la Bible.
- Nouvelle Bible Segond : « les contradictions de la pseudo-connaissance ».
- Traduction Œcuménique de la Bible : « les objections d’une pseudo-science ».
- Nouvelle Français courant : « les objections d’une soi-disant connaissance ».
Cette variation entre « science » et « connaissance » est un premier indice. En français, le mot « science » a deux sens principaux (voir dictionnaire Le Robert) :
- Un sens ancien ou littéraire qui signifie
connaissance générale (« un puits de science »). - Un sens moderne, bien plus courant, qui désigne un
ensemble de savoirs vérifiables obtenus par des méthodes déterminées (sciences expérimentales, naturelles, etc.).
Le fait que les traducteurs hésitent entre les deux termes suggère que le verset parle de « connaissance » au sens large, plutôt que de la « science » au sens moderne et méthodologique du terme.
Trois manières de « connaître » en grec ancien
Pour aller plus loin, un détour par le grec s’impose. Cette langue possède trois verbes distincts pour « connaître », chacun avec une nuance propre.
- Epistamai (ἐπίσταμαι) :
- Sens : Désigne une connaissance intellectuelle, scientifique, ou un savoir-faire technique.
- Nom lié : epistēmē (ἐπιστήμη), qui a donné « épistémologie ». C’est la science ou la connaissance justifiée, structurée et objective. C’est le savoir de l’expert.
- Gignōskō (γιγνώσκω) :
- Sens : Connaître par l’expérience personnelle, la rencontre, l’observation. Il implique souvent un processus : « apprendre à connaître », « prendre conscience de ».
- Nom lié : gnōsis (γνῶσις), la « gnose ». C’est la connaissance acquise par l’expérience ou la révélation.
⚠️spoiler alert ⚠️ C’est ce mot qui est utilisé dans 1 Timothée 6:20 !
- Oida (οἶδα) :
- Sens : Savoir un fait, être au courant, avoir une information de manière factuelle.
- Nom lié : eidos (εἶδος), la forme, l’apparence. L’idée est simple : si vous avez vu la « forme » (eidos) d’une chose, vous « savez » (oida) ce que c’est.
Focus : Savoir de l’expert vs. Savoir de l’expérience
La distinction clé pour notre étude est celle entre epistamai et gignōskō.
- Epistamai est la compétence, la maîtrise intellectuelle.
En grec classique : Utilisé par les philosophes pour la connaissance scientifique (mathématiques, logique) et la maîtrise d’un art ou d’un métier (savoir-faire du médecin, de l’artisan, du stratège militaire).
Dans le Nouveau Testament, quand l’apôtre Paul dit au roi Agrippa : « le roi est instruit (epistamai) de ces choses » (Actes 26:26), il ne veut pas dire qu’Agrippa a une vague idée, mais qu’il possède une connaissance experte des coutumes juives. - Gignōskō est l’expérience, la relation personnelle. Ce verbe est crucial dans le Nouveau Testament. « Connaître » Dieu (Jean 17:3) ne signifie pas avoir des informations sur Lui, mais entrer dans une relation vivante et intime avec Lui. Il s’agit d’une connaissance qui engage toute la personne.
En résumé,
epistēmē (la science) renvoie à un savoir objectif et expert, tandis que gnōsis (la gnose) indique une connaissance issue d’une relation ou d’une découverte personnelle.
Conclusion (provisoire)
L’avertissement de Paul à Timothée contre la « fausse science » utilise le mot grec gnōsis, et non epistēmē. Il ne met donc pas en garde contre une connaissance technique ou scientifique, mais contre une prétendue « connaissance » spirituelle, personnelle et déviante.
Dans un prochain article, nous verrons pourquoi ce choix de mot est déterminant pour comprendre le contexte historique et théologique de ce passage.
NOTES
[1] Reddit : 1 Timothée 6:20 utilisé pour réfuter l’évolution/la science | https://www.reddit.com/r/OpenChristian/comments/1mvzd53/1_timothy_620_used_to_argue_against/