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Le procès du Singe, 100 ans après


crédit illustration : Wikimedia Commons. Une caricature de Darwin parue dans un journal satirique en 1871

Abordons maintenant les influences de ce procès lointain dans la France d’aujourd’hui.

A. Le Cadre Français : Laïcité et Enseignement

En France, la laïcité est un principe fondamental établi par la loi de 1905, qui impose à l’État de rester neutre en matière de religion. Cela signifie que les institutions publiques ne doivent favoriser aucune croyance, et que les citoyens ne peuvent pas utiliser leur religion pour s’exempter des règles communes. Ce modèle est très différent de celui des États-Unis, où la séparation de l’Église et de l’État (premier amendement de la constitution) vise surtout à empêcher le gouvernement d’imposer une religion, tout en laissant plus de place à l’expression religieuse dans l’espace public.

Le système éducatif français a une trajectoire historique différente, influencée par des figures comme Émile Durkheim, sociologue français qui a analysé les dynamiques de pouvoir et les valeurs sociétales qui façonnent l’élaboration des programmes scolaires. L’éducation française a historiquement mis l’accent sur la culture humaniste et les lettres, avec une forte culture logique qui a été quelque peu diminuée par une focalisation ultérieure sur des études purement littéraires[1].

B. La Réception de la Théorie de l’Évolution en France

La réception du darwinisme en France a été notablement différente de celle d’autres pays, ce qui a conduit à des discussions sur une « exception française ». Son acceptation n’a pas été aussi rapide ou directe. Certaines personnalités comme Armand de Quatrefages, qui était protestant libéral, appréciaient Darwin mais continuaient à critiquer certains aspects importants de ses théories. Ce retard dans l’acceptation était moins lié au fondamentalisme religieux (comme aux États-Unis) qu’aux traditions scientifiques existantes, aux courants philosophiques et au paysage intellectuel spécifique de la France du XIXe siècle.[2]

C. Le Créationnisme en France Aujourd’hui

Alors que la France se considérait traditionnellement à l’abri des pressions créationnistes en raison de ses solides traditions laïques, des mouvements créationnistes ont commencé à s’implanter dans la société française, s’infiltrant par le biais d’associations, et d’institutions éducatives privées.[3]

 Un aspect original du contexte français est que le créationnisme actif sur le terrain est « plutôt musulman », ce qui diffère du créationnisme majoritairement chrétien observé aux États-Unis[4].

Le créationnisme français, tout comme son homologue américain, prospère souvent sur une « mauvaise compréhension des mécanismes de l’évolution », soulignant un « défaut d’enseignement ». Cela a conduit à des appels au renforcement de l’enseignement de l’évolution, illustré par le colloque national « Enseigner l’évolution » en 2008.25 La propagation du créationnisme, malgré les efforts éducatifs, risque de favoriser une « double société » où certains individus acquièrent une compréhension plus approfondie de l’évolution tandis que d’autres la rejettent, pouvant potentiellement conduire au rejet d’autres valeurs scientifiques et sociétales[5].

Les églises chrétiennes et la théorie de l’évolution

En France, rejeter la théorie de l’évolution signifie généralement refuser l’idée que les espèces (notamment l’être humain) descendent d’ancêtres communs par évolution. Ce rejet ne se confond pas toujours avec le créationnisme « jeune Terre » (foi en une création en 6 jours il y a ~6000 ans). En effet, de nombreux croyants qui doutent du darwinisme n’adoptent pas tous une lecture littérale de la Genèse. Officiellement, l a plupart des grandes Églises chrétiennes actuelles refusent une lecture fondamentaliste de la Bible et estiment que la création divine n’est pas incompatible avec l’évolution biologique. Par exemple, l’Église catholique admet depuis longtemps l’évolution déclarant qu’elle n’est pas en soi en opposition avec la foi[6]. Ainsi, seul un sous-ensemble des croyants rejette explicitement l’évolution scientifique.

Que disent les études récentes ?[7]

Pour tenter de se faire une idée plus précise des opinions des croyants sur ce point, on peut se reporter à divers sondages et études réalisés depuis 2015. Les questions (par exemple posées par l’institut Jean Jaurès) étaient du type « Les êtres humains ne sont pas le fruit d’une évolution… mais ont été créés par Dieu », avec possibilité de se dire d’accord ou pas. La France s’inscrit dans la tendance européenne où le taux d’acceptation de l’évolution se situe aux alentour de 70%, avec l’un des taux d’adhésion à la science les plus élevés.

Les sources académiques (CNRS, INED…) soulignent également que le créationnisme militant reste marginal en France, même s’il gagne en visibilité ponctuellement (par exemple via l’envoi de l’« Atlas de la Création » du turc Harun Yahya dans des lycées en 2007, ou via des écoles évangéliques hors-contrat surveillées par l’Éducation nationale).

Toutes ces études convergent pour distinguer le rejet de l’évolution (assez répandu chez certains croyants) du créationnisme fondamentaliste intégral (très minoritaire en France). Les chiffres et tendances présentés mettent en lumière cette nuance essentielle.

Ensemble des croyants chrétiens

La majorité des chrétiens français accepte l’évolution ou s’en remet au magistère de l’Église qui n’y voit pas une contradiction avec la foi comme nous l’avons vu plus haut. Néanmoins, une forte minorité subsiste : vraisemblablement entre 20 et 30 % des chrétiens français « rejettent la théorie de l’évolution » dans une certaine mesure. En 2011, cela correspondait à ~9 % de la population.

En 2022, la tendance chez les jeunes fait penser que ce chiffre pourrait être un peu plus élevé aujourd’hui (peut-être autour de 15–20 % de la population totale, ce qui impliquerait ~30–40 % des croyants). Il faut souligner que ce rejet n’est pas monolithique : il va du refus catégorique du Darwinisme (au profit d’une Création miraculeuse de l’Homme) jusqu’aux formes de scepticisme plus modérées (p.ex. acceptation d’une micro-évolution mais pas de la « transformation d’une espèce en une autre », doute sur les mécanismes du hasard, etc.).

Zoom sur les Protestants évangéliques

c’est le groupe chrétien le plus enclin à rejeter l’évolution. Aucune enquête française récente n’a donné de pourcentage précis, mais par analogie avec la Suisse ~2016, on peut estimer que l’ordre de 70–80 % des évangéliques français réfutent l’évolution darwinienne[8]. Cependant, seuls une minorité d’entre eux poussent le littéralisme jusqu’à prôner un univers âgé de 6000 ans (créationnisme « jeune Terre » strict). La plupart adhèrent plutôt à l’idée que Dieu a créé séparément les principales « sortes » d’êtres vivants, éventuellement sur de longues périodes.

En résumé,

depuis 2015 les enquêtes françaises (CNRS, IFOP, Pew, INED…) dessinent un panorama où l’immense majorité des Français non religieux adhèrent à l’évolution, tandis qu’une frange significative de croyants (surtout évangéliques) la rejette ou la réinterprète. On observe une relative stabilité de ces proportions, avec possiblement une remontée chez les jeunes croyants. Le créationnisme jeune-Terre strict demeure marginal en France, mais le rejet de la théorie de l’évolution dans son acception scientifique touche, lui, jusqu’à un tiers des croyants selon les critères. Ces chiffres doivent être lus avec prudence en tenant compte de la méthodologie (questions posées, échantillons) et du fait qu’ils englobent des degrés variés de rejet de l’évolution. Les tendances à long terme seront à confirmer avec les prochaines études, notamment dans un contexte où les débats science/foi reviennent périodiquement sur le devant de la scène éducative et même politique.

Note sur les jeunes croyants

Un point important est à souligner avant de conclure cette analyse, c’est que depuis 2015, le rejet de la théorie de l’évolution en France semble progresser d’une manière importante chez les jeunes. En 2011, environ 10 % des Français se disaient créationnistes ; en 2022, ce chiffre pourrait dépasser les 20 %. Ce phénomène touche particulièrement les 18–24 ans, où le créationnisme est deux fois plus répandu que chez les seniors, notamment dans les milieux évangéliques et musulmans (2 religions en forte croissance en France). Cette opposition n’est pas toujours militante : elle s’explique souvent par un attachement aux traditions ou un manque d’information. Face à cela, des campagnes éducatives visent à développer l’esprit critique chez les jeunes, alors que le créationnisme tend à rejoindre d’autres croyances défiantes envers la science, comme le climato-scepticisme ou les théories du complot.

D. Le Dialogue Science et Foi dans la Société Française

Des initiatives pour dépasser les oppositions stériles

Au-delà des campagne d’informations officielles visant à informer les jeunes sur le monde et les carrières scientifiques, des plateformes comme scienceetfoi.com, mais aussi le Réseau des scientifiques Evangéliques (RSE), ou le Réseau Blaise Pascal, pour ne citer qu’eux, s’engagent dans des discussions sur la compatibilité de la science et de la foi, abordant des questions fondamentales sur la nature de la vérité et la réconciliation des récits scientifiques et scripturaires.

Quand les scientifiques eux-mêmes rejettent le conflit

 Comme nous l’avions communiqué dernièrement, un article de la réputée revue Nature (basé sur des données de 2011-2012) confirme qu’une majorité significative de scientifiques, y compris ceux interrogés en France, ne perçoivent pas de conflit fondamental entre la science et la foi. Cette réalité nuancée contredit le récit populaire de « conflit » souvent associé à des événements comme le Procès du Singe.

Le Procès du Singe : un symbole mal interprété en France

Le Procès du Singe était un événement juridique typiquement américain, profondément ancré dans le droit constitutionnel américain  et des dynamiques culturelles spécifiques. La laïcité française et son système éducatif différent rendent une « répercussion » juridique directe sous la forme d’un procès similaire hautement improbable. Cependant, la couverture médiatique mondiale du procès et son focus symbolique de « science contre religion » ont sans aucun doute résonné internationalement. L’émergence ultérieure de mouvements créationnistes en France, qui exploitent des incompréhensions similaires de l’évolution, suggère une influence indirecte des « guerres culturelles » mondiales que le Procès du Singe a contribué à définir et à populariser.

Une réception française historiquement distincte

En France, les premières réactions à la théorie de Darwin ont surtout porté sur des questions scientifiques, et non religieuses[9]. Cela explique pourquoi le dialogue entre science et foi y a pris une forme différente de celui des États-Unis, où les débats ont très vite opposé science et lecture littérale de la Bible. Cependant, la présence actuelle du créationnisme en France, en particulier du créationnisme musulman[10], implique que le défi actuel ne découle pas de la résistance intellectuelle française traditionnelle au darwinisme. Il semble plutôt s’agir d’une importation de récits créationnistes mondiaux, souvent simplifiés et détachés de leurs contextes théologiques d’origine. L’observation selon laquelle le créationnisme « exploite une mauvaise compréhension des mécanismes de l’évolution » indique un déficit de culture scientifique plutôt qu’une opposition inhérente et profondément philosophique au sein de la société française.

Une réponse adaptée au contexte français

 La situation unique de la France signifie que les défis créationnistes actuels peuvent provenir de sources différentes et nécessiter des réponses différentes de celles des États-Unis. Plutôt qu’une continuation directe de conflits historiques religieux-scientifiques, cela suggère une vulnérabilité aux arguments anti-évolutionnistes propagés internationalement. Par conséquent, des stratégies efficaces en France pourraient se concentrer davantage sur le renforcement de la culture scientifique et des compétences de pensée critique au sein de diverses communautés, plutôt que de simplement présenter la question comme une bataille « science contre religion », ce qui correspond bien à la mission de Science & Foi de favoriser le dialogue entre chacun des domaines en respectant leur champ d’activité.


Notes

[1] L’Évolution pédagogique en France – Open Sciences Sociales, consulté le 23/07/2025, http://opensciencessociales.github.io/evolution_pedagogique/evolution_pedagogique.pdf

[2] La réception du darwinisme en France. Un cas exemplaire : Darwin et de Quatrefage, consulté le 23/07/2025, https://journals.openedition.org/cahierscfv/2214

[3] Les créationnismes – Une menace pour la société française – Hominides, consulté le juillet 23/07/2025, https://www.hominides.com/html/references/les-creationnismes-menace-france-0135.php

[4] Des créationnistes contre la science : la situation en France – Université de Montpellier, consulté le 23/07/2025, https://www.umontpellier.fr/articles/creationnistes-contre-science-situation-france

[5] Idem.

[6] Intervention du Pape Jean-Paul II devant l’Académie pontificale des sciences le 22 octobre 1996, https://www.vatican.va/content/john-paul-ii/fr/messages/pont_messages/1996/documents/hf_jp-ii_mes_19961022_evoluzione.html

[7] Enquête Ipsos/Reuters 2011 sur 24 payssb-roscoff.fr; Sondages IFOP 2018–2022 (Fond. Jean-Jaurès, Reboot)jean-jaures.org; Pew Research Center 2018 (Western Europe survey)courrierinternational.com; Analyses du CNRS et d’universitaires (Revue européenne des sciences sociales, 2015)journals.openedition.orgjournals.openedition.org

[8] Le créationnisme à l’école, une affaire privée ? Révélations médiatiques, « malaise » politique et régulations du religieux, shs.cairn.info

[9] La réception du darwinisme en France. Un cas exemplaire : Darwin et de Quatrefage, consulté le 23/07/2025, https://journals.openedition.org/cahierscfv/2214

[10] Des créationnistes contre la science : la situation en France – Université de Montpellier, consulté le juillet 23, 2025, https://www.umontpellier.fr/articles/creationnistes-contre-science-situation-france


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