Introduction (Science & Foi)
Nous sommes très heureux d’ouvrir notre espace à Henk ten Brinke, pasteur des Eglises Réformées aux Pays-Bas et chercheur associé à la Faculté de Théologie des Eglises Réformées à Kampen (Pays-Bas).
En 2018, Henk a obtenu un doctorat en théologie à l’Université Libre d’Amsterdam avec une thèse sur le péché originel : Erfzonde? Onvermijdelijkheid et verantwoordelijkheid (Péché originel ? Inévitabilité et responsabilité) (Utrecht 2018). Résumé en Français disponible sur cette page : http://dare.ubvu.vu.nl/handle/1871/55879 ou cliquez ici pour un accès direct au PDF.
Nous avions demandé à Henk de nous exposer les grandes lignes de sa thèse sur ce blog pour les partager avec nos lecteurs, mais Henk a préféré nous livrer une critique amicale du livre de Roger Lefèvre, La croix est-elle la réponse au péché d’Adam ? paru dernièrement et qui traite du même thème.
Nous avons accepté cette proposition car cette discussion montre d’une part la diversité des vues qui coexiste au sein de la chrétienté et notamment du protestantisme sur ce sujet. Elle permettra également à Roger de préciser sa pensée sur certains points et enfin c’est l’occasion pour chacun d’affiner sa réflexion en participant aux discussions ou en suivant les débats.
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L’idée ici est de rester à un niveau de discussion accessible au plus grand nombre, il ne s’agit pas de se lancer dans un débat académique, n’hésitez donc pas à participer ni même à poser vos questions à l’un ou l’autre des protagonistes.
Marc Fiquet.
PÉCHÉ ORIGINEL ET SCIENCE MODERNE
Une critique de Roger Lefèbvre, La croix est-elle la réponse au péché d’Adam ?
Dans sa publication récente La croix est-elle la réponse au péché d’Adam ? (publiée dans la collection Science & Foi), Roger Lefèbvre discute la doctrine du « péché originel ». Cette discussion a pour but d’écarter un obstacle à accepter la théorie de l’évolution. Car aux yeux de beaucoup de croyants (je cite la couverture du livre) :
Si nous acceptons l’évolution des espèces, l’humanité ne peut être issue d’« un » premier couple humain… Et si Adam et Ève n’ont pas existé, il n’y a pas eu de « chute » de l’humanité… Et s’il n’y a pas de « péché originel », le sacrifice de Jésus était inutile… Et si notre rédemption n’était pas nécessaire, la foi chrétienne n’a plus aucun sens…
La fin du résumé en quatrième de couverture formule clairement la conclusion de l’auteur :
Libérée d’un « PÉCHÉ ORIGINEL » ne disposant d’aucun fondement biblique solide, la doctrine du salut n’a plus à se sentir menacée inutilement par les découvertes de la science moderne.
Cette conclusion de l’auteur est-elle soutenue par son argumentation ? D’abord je discuterai ce que Lefèbvre écrit sur la doctrine du péché originel (1). Ensuite je traiterai de sa vision du rôle d’Adam (2) et de l’historicité de sa « chute » (3). Pour terminer, j’examinerai la réponse de l’auteur à la question soulevée dans le titre de l’ouvrage : La croix est-elle la réponse au péché d’Adam ? (4).
1. L’intention de la doctrine du péché originel
Qu’est-ce qui a poussé nos ancêtres à accepter la doctrine du péché originel ? Lefèbvre estime que, pour Augustin, « l’invention » du péché originel s’est imposée pour répondre à une question soulevée par le baptême des nouveau-nés : ce baptême implique qu’un petit enfant est déjà pécheur et coupable (p. 26). Cette supposition n’est pas juste. Il est vrai que, dans les débats avec les Pélagiens, Augustin a tiré du baptême des nouveau-nés un argument en faveur du péché originel. Mais au moment où les débats avec les Pélagiens ont commencé (à partir de 411/412), Augustin avait déjà formulé sa doctrine du péché originel. Il l’avait fait en réaction au manichéisme, dont il avait été quelques temps un adhérent, avant qu’il ne se soit converti à la foi chrétienne.
Le manichéisme était une conception dualiste : le mal est une force cosmique éternelle, une substance de ténèbres à côté de celle de la lumière. Que l’homme pèche est la conséquence inévitable du fait que l’homme est un mélange du bien et du mal. Le péché est une fatalité. Cette approche aboutit à une excuse : ce n’est pas moi, c’est le mal qui est en moi. Finalement nous ne faisons pas le mal, mais nous le subissons. Nous ne sommes pas des malfaiteurs, mais nous sommes des victimes du mal.
Par contre, Augustin est arrivé à la conclusion que le péché est volontaire : c’est moi-même qui pèche. Je ne peux m’excuser. Le mal vient de nous-mêmes.[1] Augustin serait tout à fait d’accord avec ce que Lefèbvre écrit :
N’est-il pas cohérent de penser qu’un salut qui implique notre responsabilité personnelle doit répondre à un péché qui implique aussi notre responsabilité personnelle ? (p. 17).
L’aberration théologique que Lefèbvre constate quant à la doctrine du péché originel :
[Car] je serais totalement irresponsable de l’état de péché dans lequel je suis né, et en même temps, totalement responsable de mon salut… (p. 23)
est l’aberration qu’Augustin a constaté dans le manichéisme et qu’il a voulu attaquer par… sa doctrine du péché originel. Augustin affirmait : quand Adam péchait, nous étions en lui ; quand il a péché, nous tous, nous avons péché. Alors nous sommes tous responsables de l’état de péché dans lequel nous sommes nés.
Il est clair que ce raisonnement pose des problèmes. Il est le fruit d’une approche philosophique (le néoplatonisme)[2] plutôt que de l’exégèse des passages bibliques. Cela n´empêche pas la doctrine classique du péché originel d’avoir un « intérêt » légitime : maintenir l’inévitabilité du péché (mise en doute par les Pélagiens) et au même moment la responsabilité de l’humain pour son péché (niée par les Manichéens). Si nous jugeons peu convaincante la façon dont la doctrine classique du péché originel a voulu parvenir à cet objectif, quelles sont nos alternatives ? Lefèbvre ne les donne pas. Il pose simplement :
L’universalité du péché vient de ce que tous les humains pèchent (p. 111),
mais il ne pose pas la question d’où cela provient. Selon lui, Paul n’apporte ni ne suggère la moindre explication du fait que tous les humains pèchent (p. 69). Est-ce vrai ?
2. Le rôle d’Adam
La doctrine du péché originel voit un rôle décisif d’Adam : au moment où celui-ci a péché, tous ont péché. A mon avis, Lefèbvre a raison en posant que la dernière partie de Romains 5.12 (« parce que tous ont péché »)[3] ne dit pas qu’au moment où Adam a péché, tous les hommes ont péché, mais que tous les hommes ont péché personnellement. Cela n’empêche pas que Paul parle d’un lien entre le péché d’Adam et les péchés de tous les hommes.
- Romains 5.12-19 fait une comparaison entre le rôle décisif du Christ et celui d’Adam : comme le péché d’Adam a eu d’oimmenses conséquences pour tous les humains, l’obéissance du Christ a d’immenses conséquences pour tous. La phrase par laquelle Paul commence cette comparaison est interrompue et se termine dans une anacoluthe (« De même que par un seul homme le péché est entré dans le monde, et par le péché la mort, et qu’ainsi la mort est passée à tous les humains, parce que tous ont péché… »). C’est seulement après une parenthèse (vs 13-17) que la comparaison sera complétée (vs 18-19). Lefèbvre nie cette structure de la phrase (et alors qu’il s’agit d’une comparaison entre les rôles du Christ et d’Adam et donc d’un rôle décisif d’Adam). Selon lui, il ne s’agit pas d’une anacoluthe ; Paul achèverait sa comparaison dans la deuxième partie du vs 12 : « Comme la faute est entrée dans l’univers par un seul homme, Adam, et par la faute, la mort, ainsi aussi la mort est passée sur tous les hommes, car tous ont fauté. » (55-58). Alors, il rend les mots grecs kai houtoos par « ainsi aussi » (ce qui complète la comparaison) au lieu de « et qu’ainsi… » (ce qui continue le premier membre de la comparaison et fait attendre le deuxième membre). Mais pour cette traduction il aurait fallu que les mots se trouvent dans l’ordre inverse : houtoos kai. Les mots kai houtoos ne doivent pas être rendus par « ainsi aussi », mais par « et ainsi ».[4]
- Par la comparaison qu’il commence au verset 12 et qu’il complète dans les versets 18-19, Paul souligne l’importance d’Adam : c’est lui qui a introduit le péché dans le monde, suivi par la mort. Suite au premier péché d’Adam, tous ont péché : quand le péché était entré dans ce monde (par Adam), personne n’a pu y résister.
- En négligeant la structure du passage, l’auteur rate le point central de l’argumentation de Paul : l’acte d’une seule personne (Adam, le Christ) a eu des conséquences décisives pour tous : « Tout comme par la désobéissance d’un seul être humain la multitude a été rendue pécheresse, de même, par l’obéissance d’un seul, la multitude sera rendue juste » (vs 19). Notez bien : Paul ne s’exprime pas sur la façon dont les actes de ces deux personnes ont des conséquences pour tout le monde ; on ne peut parler d’une « double imputation ». Mais cela n’empêche pas que Paul souligne l’importance du rôle d’Adam : c’est lui qui a introduit le péché et la mort dans ce monde.
Ce rôle d’Adam est souligné dans 1 Corinthiens 15.21-22 aussi : « Car, puisque la mort est venue par un homme, c’est aussi par un homme qu’est venue la résurrection des morts. » Le mot « par » (grec dia avec le génitif) veut dire : l’instrument et l’auteur respectivement de la mort et de la résurrection.[5] Ce n’est pas seulement « à travers » un humain, comme Lefèbvre traduit (p. 75) ; Adam était plus que seulement une courroie de transmission. « En effet, comme tous meurent en Adam, de même aussi tous seront rendus vivants dans le Christ. » Ici, au bout d’un long raisonnement, Lefèbvre arrive à la traduction : « Comme tous meurent dans l’Humanité » – ce qui est une tautologie.[6] Ainsi il élimine le rôle décisif de la personne d’Adam dans l’argumentation de Paul.
3. L’historicité de la « chute »
Tout cela est lié au fait que Lefèbvre nie l’historicité de la chute d’Adam. Selon Lefèbvre, Paul pratique une lecture « historicisante » de la Genèse :
s’il est vrai qu’il croit à la réalité du récit, il est tout aussi vrai que les leçons spirituelles qu’il en retire resteraient les mêmes si le récit n’était qu’une parabole » (73).
Notez bien : cela ne concerne pas seulement l’existence réelle d’Adam, mais aussi la réalité de la « chute » (32). Selon Lefèbvre, le récit biblique du péché d’Adam est une description du péché de chaque être humain (24).
Je passe sur la question de l’existence d’Adam : est-ce que hā’ādām renvoie à un individu ou à un collectif – ou tous les deux ? Je me concentre sur la question de l’historicité de la chute. Y a-t-il eu une période où le monde était sans péché ? Le récit de Genèse 3 la suppose : dans le chiasme de la structure de Genèse 2.5-3.24, Genèse 3.6-8 (la femme et l’homme mangent du fruit de l’arbre) marque la tournure, un renversement de la situation.[7] Il y a un « avant » et un « après » cet événement. C’est d’autant plus remarquable quand on compare le récit de Genèse 3 aux autres récits du Proche-Orient ancien. Dans la vision de cette littérature, le mal n’est pas entré dans ce monde par l’homme. L’homme ne faisait que poursuivre ce que les dieux avaient fait déjà toujours ; il n’y a donc pas une « chute » de l’homme.[8]
On ne peut contester que, pour Paul aussi, il y a une période « avant » et « après » le premier péché : Romains 5.12-19 et 1 Corinthiens 15.21-22 parlent clairement de l’entrée du péché dans ce monde par le premier homme. Nier une telle transition historique a des implications considérables. James K.A. Smith démontre avec raison qu’une « chute » historique fait partie d’un « scénario » biblique qui commence par une bonne création, suivie par une chute, après quoi Dieu intervient en sauvant le monde, finalement par Jésus-Christ, et fait toutes choses nouvelles.[9] S’il n’y a pas eu une chute historique, ce « scénario » biblique est rompu et remplacé par un tout autre scénario, avec des « rôles » tout à fait différents aussi bien de l’humain que de Dieu et son intervention salutaire. Quant à l’humain : être humain et être pécheur coïncideraient ; l’humain pécherait nécessairement. Cela est incompatible avec la responsabilité de l’humain ; le péché devient (comme dans le Manichéisme) une fatalité.[10] Quant à Dieu : il aurait créé un être humain qui serait pécheur par définition, ce qui rendrait Dieu coresponsable du péché – chose exclue.
4. De quoi la croix est-elle la réponse ?
A la fin de son livre, l’auteur donne sa réponse à la question du titre : la croix est-elle une réponse au péché d’Adam ? Il est clair que cette réponse est négative, parce qu’il ne croit pas à un Adam historique. Mais Lefèbvre va plus loin. Il souligne l’amour de Dieu pour l’humanité, avant même que celle-ci vienne à l’existence. Cette perspective exclut, selon lui, « l’idée de réduire l’œuvre du Seigneur Jésus – la Croix – à une réponse de Dieu au péché de l‘humanité » (p. 109). On se demande alors : à quoi d’autre la croix de Jésus serait-elle la réponse ? L’auteur ne répond pas à cette question. Il poursuit, en lettres capitales :
L’Evangile est avant tout l’expression de l’amour préexistant de Dieu pour les humains qu’Il comptait créer (p. 109).
Mais dans quel sens cette affirmation s’oppose-t-elle à celle qui dit que la croix est la réponse au péché humaine ?
Dans son livre, Roger Lefèbvre a voulu écarter la doctrine du péché originel en tant qu’obstacle pour accepter la théorie de l’évolution. L’homme ne « tombe » pas dans le péché, mais le péché « émerge » progressivement en lui, conjointement à l’émergence de la conscience morale (p. 114). Ainsi, le développement de l’homme peut être intégré dans un continuum évolutif. C’est une perspective qui implique un vrai bouleversement de paradigme. Je n’ai pas compris pourquoi cette perspective soulève la question de savoir si la croix est la réponse au péché humain. Mais il y a beaucoup d’autres questions auxquelles il faudra répondre (j’en ai indiqué quelques-unes ci-dessus). Le livre de Roger Lefèbvre a le mérite d’inviter à ce débat.
Notes
[1] Cf. Paul Ricœur, ‘Le « péché originel » étude de signification’, dans: Le conflit des interprétations. Essais d’herméneutique (Paris 1969), 265-282, 268.
[2] Henk ten Brinke, ‘’We All Were That One Man’: Augustine on the Origin of Souls and our Bond with Adam’, Augustiniana 70 (2020) 1, 49-66.
[3] Les citations bibliques dans ce blog on été empruntées à la traduction de La Nouvelle Bible Segond.
[4] Voir C.E.B. Cranfield, A Critical and Exegetical Commentary on the Epistle to the Romans Volume I (Romans I-VIII) (The International Critical Commentary) (Edinburgh 19803), 272 (là encore beaucoup d’autres arguments pour maintenir la lecture d’une anacoluthe) ; Douglas J. Moo, The Epistle to the Romans (The New International Commentary on the New Testament) (Grand Rapids 1996), 318.
[5] Voir e.a. Johannes P. Louw & Eugene A. Nida (eds.), Greek-English Lexicon of the New Testament based on semantic domains, Volume 1: Introduction & Domains (New York 19892), 797, nr 90.4: ‘dia (with the genitive): a marker of intermediate agent, with implicit or explicit causative agent – ‘through, by’.
[6] Lefèbvre fait appel à l’article défini devant le nom d’Adam (77s). Mais ce fait peut être expliqué d’une façon beaucoup plus vraisemblable (cité par Lefèbvre lui-même) : l’article défini renvoie à la personne citée dans le verset précédent : « la mort est venue par un homme ».
[7] Voir Gordon J. Wenham, Genesis 1-15 (Word Biblical Commentary Vol.1) (Waco 1987), 50s.
[8] William W. Hallo, The Context of Scripture, volume I: Canonical Compositions from the Biblical World (Leiden-New York-Köln 1997), 390-402 ; Stephanie Dalley, Myths from Mesopotamia. Creation, the Flood, Gilgamesh and others (Oxford/New York 1989), 15s.
[9] James K.A. Smith, ‘What Stands on the Fall?’, dans: William T. Cavanaugh & James K. A. Smith (eds.), Evolution and the Fall (Grand Rapids 2017), 48-64.
[10] James Smith signale que le maintien du caractère historique de la chute empêche de faire du péché quelque chose d’ontologique et de naturel. “Making sin original is not the doctrine of original sin; it is a version of Gnosticism” (Smith, ‘What Stand on the Fall?’, 63).