Le prix Nobel de physique décerné récemment pour des recherches sur les « neutrinos », fournit une excellente occasion de raconter la découverte de ces intéressantes particules. L’ensemble constitue de surcroit un bel exemple du fonctionnement de la science. Voyons tout d’abord comment on s’est rendu compte de l’existence de ces particules.

 

Il manque quelque chose

La désintégration du célèbre carbone-14 en azote, est représentative d’un type de radioactivité dénommée « beta ». Lorsque les gens commencèrent à étudier ce phénomène (dans les années 1910), ils tombèrent sur un os : leurs observations leur disaient qu’un élément « A » se désintègre « à la beta » en un élément « B », plus un électron. On connait l’énergie de A. On connait celle de B. Donc, l’électron devrait toujours être émis avec la même énergie, égale à la différence entre A et B. Et bien non. La mesure de l’énergie de l’électron donne plein de valeurs différentes.

En fait, l’électron avait toujours moins d’énergie que prévu. Ou donc passait le reste ? Pour résoudre ce genre de dilemme, on a le choix entre deux options : soit on abandonne la conservation de l’énergie, soit on trouve autre chose (je sais, c’est un peu bébête). Mais la conservation de l’énergie marche tellement bien que l’on était très réticent à admettre que sur ce coup-là, que voulez-vous mon bon monsieur, ça marche pas. En 1930, un certain Wolfgang Pauli eut une idée : l’énergie manquante doit être emportée par une particule que l’on n’arrive pas à détecter. Comme cette particule devait être neutre pour satisfaire un autre principe de conservation (celui de la charge), il l’appela « neutrino », petit neutre.

Les expérimentateurs partirent donc en chasse d’une particule neutre que les expériences conduites jusqu’alors n’avaient pas pu détecter. Ils la trouvèrent en 1956, c’est-à-dire 26 ans après la prédiction de son existence. Le prix Nobel 1995 couronna la découverte. Les neutrinos allaient valoir d’autres Nobel.

 

Sous le soleil exactement

L’histoire rebondit ensuite sur un autre os issu, cette fois-ci, de l’astrophysique. Vers la fin des années 30, les théoriciens pensaient avoir mis la main sur les réactions nucléaires fournissant son énergie au soleil. Le soleil est en majorité constitué d’hydrogène (75%) et d’hélium (24%). L’hydrogène, c’est 1 électron qui tourne autour d’1 proton. L’hélium, c’est 2 électrons qui tournent autour de 2 protons et de 2 neutrons. Si vous arrivez à fusionner 2 protons, ou bien 2 noyaux d’hélium, vous récupérez quelque chose d’un peu plus lourd et surtout, beaucoup d’énergie. Comme il est bien plus facile (pour des raisons que je ne détaillerai pas) de mettre ensemble 2 protons que 2 noyaux d’hélium, on s’attend à ce que le centre du soleil soit le siège d’un grand nombre de fusion proton + proton. Chose essentielle : cette réaction nucléaire libère un neutrino. Fin du premier acte.

Le second acte témoigne d’un processus encore et toujours à l’œuvre en physique: on a une théorie, on calcule, on mesure, et on voit si ça marche. Certains se mirent donc à calculer combien de neutrinos solaires nous devrions recevoir sur terre. D’autres entreprirent de les détecter. Ils ne trouvèrent qu’environ 1/3 des neutrinos prévus par la théorie. C’est ce que l’on appela « le problème des neutrinos solaires ». Il allait occuper pas mal de gens pendant 40 ans (1960-2000, grosso modo). Fin du second acte, et prix Nobel 2002 pour le facteur 1/3.

Le troisième acte se déroule surtout dans le camp des théoriciens. Pourquoi donc ne trouvait-on qu’1/3 des neutrinos prévus ? Les uns affinèrent 100 fois leurs calculs. Les autres 100 fois leurs mesures. Rien à faire. Il en manquait bien 2 sur 3. Une hypothèse théorique remontant à 1968 permettait cependant de sortir du tunnel : si les neutrinos, que l’on pensait jusque-là sans masse (comme les photons) en avait une, alors la théorie impliquait qu’ils oscillaient entre 3 « genres ». A l’instar de la lampe veilleuse de ma fille qui change de couleur au cours du temps, bleu-rouge-orange–bleu-rouge-orange–bleu…, un neutrino changerait de « saveur » (c’est le terme consacré) au cours du temps. Or, les premières mesures de neutrinos solaires n’étaient sensibles qu’à une seule saveur de neutrino. Il était donc tout à fait normal d’en louper 2 sur 3, puisqu’ils n’oscillent pas tous en même temps.

Quatrième et dernier acte. Comme le lecteur l’aura anticipé, on se mit donc à concevoir des expériences dans le seul but de mesurer ces fameuses oscillations. Les résultats tombèrent au début des années 2000. Les neutrinos oscillent bel et bien entre 3 saveurs. Ils ont donc une masse, et le centre du soleil est bien le siège des réactions de fusions que l’on pensait. Ce sont les responsables de ces expériences qui iront serrer la main de Carl XVI Gustaf, roi de Suède, au mois de décembre. Les neutrinos sont importants pour plein d’autres raisons que les journaux détaillent abondamment ces jours-ci. Je vais donc en rester là pour garder un texte court.

 

Pour finir

Parmi toutes les leçons que l’on pourrait tirer de cette histoire, je voudrais juste en souligner quelques-unes:

  • Le match a commencé chez les physiciens nucléaires, qui ont trouvé cette histoire d’énergie manquante dans la radioactivité beta. Il a continué chez les astrophysiciens, avec leur déficit de neutrinos solaires. Puis il a impliqué les théoriciens « purs et durs », le genre de personne qui se demande si les choses ont une masse, et qui en tirent les conséquences si ces choses sont des neutrinos. A tous les étages, on retrouve une intense interaction théorie/expérience. Bref, une aventure très collective étalée sur 40 ans.
  • Jamais personne n’a essayé de dissimuler le désaccord entre la théorie et l’expérience. Bien au contraire. Le déficit de neutrinos est devenu une « star » du landerneau scientifique. Contrairement à ce que beaucoup prétendent, les physiciens ne craignent pas de voir leurs calculs mis en défaut. Ils adorent ça ! Ce sont les os qui vous apprennent vraiment quelque chose.
  •  Pas question non plus de résoudre le problème à la va-vite. On ne peut pas faire dire n’importe quoi à une théorie, et l’expérience donne ce qu’elle donne. Côté théorie, le mur de la logique. Côté expérience, celui de la réalité. Vous, coincé entre les deux. La mécanique quantique permettait l’oscillation des neutrinos entre 3 saveurs. Pas 2 ni 4, mais 3. Et une fois sur la piste des 2/3 manquant, on n’en reste pas là. On fait des expériences pour tester explicitement cette histoire d’oscillation entre 3 saveurs.
  • Un sou est un sou. Les expérimentateurs étaient formels : on ne trouve qu’1 seul neutrino. Plus ou moins quelque chose, certes, car nos mesures ne sont pas parfaites, mais bon, pas 3. Les théoriciens étaient formels aussi : vous devriez en trouver 3. Plus ou moins quelque chose re-certes, car on ne peut pas tout calculer parfaitement, mais bon, pas 1. Dans ces cas-là, personne ne va dire « bon ils disent 3, moi j’ai 1. Apres tout, c’est pas trop loin, ça aurait pu être 10. Passons à autre chose ». Si le 3 ne peut vraiment pas devenir 1, et vice-versa, y’a un os. Point final.
  •  Les lois de conservation de l’énergie, de la charge, etc., sont robustes. Du reste, vous leur confiez régulièrement votre vie, puisque les avions que vous prenez ont été conçus avec. Peut-être ferons-nous un jour une expérience dans laquelle l’énergie n’est pas conservée, vraiment. Mais face à un déficit apparent d’énergie, ou de charge, ou de quantité de mouvement, ou de quoi que ce soit qui se conserve, l’histoire de la physique nous enseigne pour le moment qu’il faut résister à l’envie de jeter les lois de conservations par la fenêtre. Quitte à « inventer » de nouvelles particules.