Les enfants fréquentant les clubs d’enfants des églises évangéliques chantent souvent un refrain dont le titre est « Jesus, you’re my superhero » (Jésus, tu es mon super héros). Mon but n’est pas de critiquer cette chanson dont l’idée est de s’adapter aux références culturelles des enfants pour leur présenter la grandeur de la personnalité et de l’œuvre du Christ. Pourtant, je me demande si certains chrétiens adultes n’ont pas une conception de Jésus qui ressemble plus à superman qu’au Christ des évangiles. Les questions suscitées par cette comparaison sont plus profondes qu’il n’y parait.

 

Jésus dans son incarnation était-il « tout puissant », avait-il une connaissance parfaite et absolue de tous les sujets ? Dépendait-il du Saint-Esprit comme vous et moi, ou bien disposait-il de super pouvoirs  pour résister au mal ou discerner la volonté de Dieu ? Bien que né du Saint Esprit, avait-il vraiment la même nature que vous et moi ?

 

Ces questions sont fondamentales dans la discussion sur le « péché originel », mais aussi dans la comparaison qui est souvent faite entre Jésus, la Parole incarnée et la Bible, la Parole inspirée. Si la vie de Jésus était indemne de toute « erreur humaine », en est-il de même pour la Parole écrite de Dieu ? Quelles sont les conséquences concrètes de la pleine humanité de Jésus, et de la pleine humanité des Ecritures ?

 

Tous les chrétiens sont d’accord sur le point essentiel. Jésus est le seul homme a avoir pleinement satisfait aux exigences divines, il n’a jamais péché.

 

“Celui qui était innocent de tout péché, Dieu l’a condamné comme un pécheur à notre place pour que, dans l’union avec le Christ, nous soyons justes aux yeux de Dieu. »” (2 Corinthiens 5:21)

 

Jésus était pleinement homme et pleinement Dieu. L’ « orthodoxie » chrétienne a rejeté l’Adoptionnisme qui faisait de Jésus un simple homme « adopté » par Dieu, mais aussi le Docétisme, faisant justement de Jésus un « super héros », dont seule l’apparence était humaine.

 

Athanase (296-373), Père de l’Eglise a beaucoup contribué à la formulation de la doctrine selon laquelle Jésus était à la fois pleinement divin et pleinement humain, dans une union « hypostatique » qui garde une part de mystère pour la raison humaine.

 

Dans « Sacred Word, broken word » (Parole sacrée, parole brisée), le théologien évangélique Kenton Sparks verbalise et argumente admirablement ce que j’ai toujours pensé sur ces questions.

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Avant de présenter quelques uns de ses arguments, donnons sa conclusion

 

« Jésus ne dépendait pas de ressources divines inhabituelles pour vivre une vie sainte. Il a plutôt vécu dans la sainteté grâce aux mêmes ressources qui animent tous les chrétiens : par le ministère du Saint-Esprit.

Mais pour revenir à notre thème principal de réflexion, les partisans du Docétisme et de ses avatars en seront chagrinés, Dieu ne nous a pas racheté en Christ en venant « à côté » du cosmos déchu comme un fantôme aux apparences humaines. Son travail de rédemption s’est fait dans et au travers de l’ordre déchu, en participant pleinement à un monde qui avait besoin de guérison. Les partisans du Docétisme jugeraient que cet évangile là est trop « salissant », affirmant comme il le fait que Dieu soit entré en contact intime avec un monde souillé. Mais l’orthodoxie soutient que c’est précisément le cas, dans la sagesse de Dieu : la création déchue est rachetée seulement quand Dieu participe à une création déchue. Pour autant que nous le sachions, il n’y avait pas d’autre moyen pour nous sauver et pour sauver le monde. »

 

Pour démontrer son point de vue défendu par beaucoup d’autres théologiens, Kenton Sparks fait à la fois appel à l’histoire théologique du Christianisme et à la Bible elle-même.

 

Il montre d’abord que Jésus était limité dans son humanité

 

« Dans son débat avec les partisans d’Arius, Athanase a eu l’occasion de défendre non seulement la divinité de Jésus, mais aussi d’expliquer dans ce contexte les textes bibliques qui indiquaient que Jésus était soumis à des limitations humaines. Les deux textes les plus pertinents sont Luc 2 :52 et Marc 13 :32, qui disaient respectivement que le jeune Jésus « grandissait en sagesse et en stature » et que, plus tard,  il ne savait pas quand la fin du monde viendrait. « Seul le Père le sait », disait Jésus. Athanase affirmait que Jésus savait ses choses dans sa nature divine, mais « en tant qu’homme il les ignore, parce que l’ignorance est le propre de l’homme, et en particulier l’ignorance à propos de ces questions. » (p. 24)

 

Kenton Sparks montre aussi que les Pères de l’Eglise ne sont pas toujours allés jusqu’au bout de leur raisonnement.

 

« Cela étant dit, il est vrai que les Pères de l’Eglise n’ont pas été tout à fait cohérents sur ces questions. En dépit du fait qu’ils confessaient la pleine humanité du Christ (« d’une même substance que nous »), les Pères de l’Eglise argumentaient souvent du fait que Jésus n’était jamais ignorant comme les autres êtres humains, mais feignait seulement de l’être pour s’adapter à son auditoire humain. Comme Colin Gunton l’a montré, une bonne part de l’enseignement chrétien au cours des siècles est tombé dans cette faute héritée du docétisme en affectant Jésus d’une « humanité non réelle ». Je voudrais éviter cette tendance erronée en me plaçant résolument du même côté qu’Athanase : Jésus en tant qu’être humain a vécu dans un horizon humain limité…

Plutôt que d’accepter cette conception « haute » docétique pensant que Jésus était Dieu faisant semblant d’être humain, l’Eglise a choisi la croyance plus compliquée et plus mystérieuse que Jésus était pleinement homme et pleinement Dieu en même temps.. » (p.25)

 

Concernant le péché originel, sujet théologique brûlant, Kenton Sparks envisage clairement que Jésus ait partagé la même nature que nous, qu’il qualifie de « déchue » (« fallen »), sans que Jésus ait bien entendu péché.

 

L’idée que je retiens est que Jésus partageait pleinement la nature humaine. Bruno Synnott, membre de notre équipe travaillant sur le péché originel aurait sûrement quelques remarques à faire concernant cette notion de nature « déchue » (« fallen ») puisqu’il voit le péché plus comme une réalité existentielle que faisant partie de l’essence de la nature humaine. Continuons de citer Kenton Sparks

 

« On peut dire avec sécurité que globalement, la tradition chrétienne primitive rejetait que Jésus ait partagé notre nature déchue »

 

« Respectant l’incarnation, Grégoire de Nizan a proposé l’argument théologique classique : « ce qui n’est pas assumé n’est pas racheté. » Son jugement était éminemment logique et en accord avec le témoignage des Ecritures à propos de Jésus :

 

“Voilà pourquoi il devait être rendu, à tous égards, semblable à ses frères … en vue d’expier les péchés de son peuple.” (Hébreux 2:17)

 

Je ne sais pas si Grégoire a réalisé que son argument suggérait certainement que Jésus avait embrassé notre condition « déchue » pour nous racheter. Une telle lecture de Grégoire résonne avec Paul parlant de l’incarnation :

 

“Car ce que la Loi était incapable de faire, parce que l’état de l’homme la rendait impuissante, Dieu l’a fait : il a envoyé son propre Fils avec une nature semblable à celle des hommes pécheurs et, pour régler le problème du péché, il a exécuté sur cet homme la sanction qu’encourt le péché. Il l’a fait pour que la juste exigence de la Loi soit pleinement satisfaite en nous qui vivons, non plus à la manière de l’homme livré à lui–même, mais dans la dépendance de l’Esprit.” (Romains 8:3-4)

 

Les Pères de l’Eglise n’étaient donc pas très confortables avec l’idée que Jésus avait une nature « déchue », mais je trouve plus raisonnable-et plus scripturaire- d’affirmer que Jésus avait une telle nature finie et déchue, tout comme nous, « sans le péché » (Heb 4 :15). Cela est possible parce que la nature pêcheresse et le péché sont deux choses différentes (les enfants peuvent avoir une nature pécheresse, par exemple, et pourtant ils ne sont pas encore des « pécheurs »). Ainsi l’implication de l’orthodoxie ancienne et les jugements explicites de beaucoup de théologiens modernes est que Jésus avait une nature « déchue ». En fait, beaucoup de théologiens décriraient ça comme une « bonne nouvelle ». Après tout, quelle victoire Christ aurait-il remporté pour nous si la nature déchue elle-même n’avait été rachetée et ressuscité ? » (pp. 25-26)

 

Je suis très sensible à ce dernier argument. Si le Christ avait été une sorte de « super héros » avec une nature différente de la notre, quel aurait été son mérite à réussir là où tous les autres ont échoué ? Il était de la même nature que nous, il a été tenté en toutes choses comme nous, mais il a résisté au mal en comptant sur la force du Saint Esprit. A Lui soit toute la gloire.

 

La question que je me pose encore, suite aux écrits de Bruno concerne cette fameuse nature « déchue ». Cette notion a-t-elle encore un sens si on voit le péché comme une réalité existentielle, un choix de la volonté et non quelque chose de lié à la nature essentielle de l’homme ?