Article 1 sur un total de 5 pour la série :
La doctrine du péché originel peut-elle s'écrouler ?
Partie 1 : Introduction
La doctrine du péché originel occupe une place importante en théologie. Elle a été forgée par Augustin aux alentours de 396-97 (Ad Simplicianum), au début de son épiscopat[1]. Elle stipule qu’à la suite du péché d’Adam, l’humanité entière est privée[2] de la grâce divine. Elle chute dans un état de nature défectueux et corrompu[3], et hérite par solidarité de la culpabilité des premiers parents. Cette doctrine fut grandement inspirée par une interprétation littérale et historicisante du récit d’Adam et Ève.
Ajoutons qu’elle apportait également une explication sur l’origine du mal : c’était non la faute de Dieu ou de la matière, mais c’était uniquement la faute de l’homme. On peut appeler cela une conception morale du mal où la condamnation et la souffrance existentielle de l’humanité sont pleinement justifiées, et découlent de la volonté libre de nos premiers parents.
Au temps d’Augustin, cette intuition a connue, un développement rapide. Elle a été forgée dans un contexte très polémique où étaient menacés les fondements de la foi chrétienne. Il y avait notamment une conception du mal assez répandue par les mouvements gnostiques à laquelle Augustin lui-même adhéra durant près de 10 ans. On y enseignait que l’origine du mal se trouvait dans la chair et la matérialité du monde. Converti au christianisme, Augustin s’opposa fortement à cette idée et montra que le mal n’est pas une réalité préexistante ou coéternelle au Bien. Dieu seul était éternel. Le mal était plutôt le résultat d’un libre choix de désobéir à Dieu.
En même temps, Augustin dû faire face à une autre hérésie grandissante à son époque : Pélage. On y enseignait que les hommes naissaient dans la même condition qu’Adam et pouvaient, par leur force naturelle, s’abstenir de pécher. Devant cette perspective, Augustin montra que personne n’est sauvé sans Dieu. Il souligna la nécessité de la rédemption pour tous (les bébés naissants compris) et conserva bien haut le primat de la grâce dans l’œuvre du salut.
Bien évidemment, Augustin avait raison d’insister sur ces deux points. Cependant, très tôt Augustin fut accusé d’avoir introduit un élément nouveau dans la théologie catholique[4] en raison de la manière dont il a radicalisé à l’extrême les conséquences de la « chute » d’Adam. Il fut démontré que pour conceptualiser son dogme, le grand théologien latin s’inspira des catégories philosophiques néo-platoniciennes prédominantes à cette époque. Selon ce cadre de pensée « essentialiste[5] », Dieu « est ce qui a le plus d’être » et tout le reste se décline en degrés d’être, depuis ce qui a beaucoup d’être, vers ce qui en a le moins : le néant ou le non-être absolue.
Certes les Pères de l’église avant lui avaient commencé à réfléchir au péché d’Adam[6], mais jamais de manière aussi systématique, en raisonnant sur les effets « ontologiques » de la chute d’Adam dans un cadre essentialiste. C’est ainsi que l’on spécula sur sa nature des premiers parents avant et après la chute. Or le texte veut-il réellement amener le lecteur à discerner deux états de nature diamétralement opposé ? Veut-il que nous envisagions l’humanité pécheresse comme privée de toute grâce surnaturelle, comprise comme une nature surajoutée à une nature charnelle, devenue incapable en soi du moindre bien spirituel ?
Voici qu’aujourd’hui, avec l’avancée des sciences de la nature et des nouvelles connaissances exégétiques, cette conception de la chute est fortement remise en question. Dans les prochains billets, nous allons tenter de montrer comment l’intention du récit adamique n’était peut-être pas de présenter une création paradisiaque et idyllique, ni même une humanité sainte et achevée dès le départ. Mais plutôt d’inviter les premiers lecteurs à réaliser qu’en dépit de la grandeur de l’humanité au yeux de Dieu (comme image), l’humain est vulnérable devant les forces hostiles présentes dans la création. Une faiblesse qui, loin d’être une tare à déplorer, reflète la condition humaine, et invite chacun à se convertir au Dieu de l’alliance, le créateur du monde, lequel est riche en bonté et en miséricorde, au point de revêtir sa créature de peau après sa faute.
Notes
[1] On retrouve aussi la mention dans les Confessions, Livre V, IX, 16
[2] Augustin parle de « privatio » (privation de la grâce)
[3] Il emploie le terme « defectus » (lat. défectuosité) et « corruptio » (lat. corruption), laissant l’homme sans force et s’inclinant irrémédiablement vers le néant de l’être.
[4] Pour plus de détails, voir au chapitre 4 la discussion sur La problématique du péché originel version augustinienne
[5] Philosophie qui spécule sur l’essence et la nature des choses en soi
[6] Tertullien parle de « tare originelle » (vitium originis, dans le De anima, 41.1-2); Irénée de Lyon parle de « blessure ancienne infligée par le serpent»; Justin parle de la race humaine « qui est tombée depuis
Adam sous la mort et l’erreur du serpent » (Dialogue avec Tryphon, 88.2); Jean-Michel Maldamé rapporte que pour Basile de Césarée « l’état primitif de l’homme ne devait guère différer de son état actuel » (Maldamé, Le péché originel, 2008, Cerf, p.57);
Crédit illustration : eldeiv / 123RF Banque d’images
5 Articles pour la série :
La doctrine du péché originel peut-elle s'écrouler ?
- La doctrine du péché originel (version augustinienne) peut-t-elle s’écrouler ? Introduction
- La doctrine du péché originel peut-elle s’écrouler ? Partie 2 : Le paradis terrestre ?
- La doctrine du péché originel peut-elle s’écrouler ? Partie 3 : Et le serpent dans tout cela ?
- La doctrine du péché originel peut-elle s’écrouler ? Partie 4 : Genèse 2-3, un récit de conversion ?
- La doctrine du péché originel peut-elle s’écrouler ? Partie 5 : L’arbre de la connaissance