Le miracle : surnaturel ou inhabituel et improbable ?

Lorsqu’on a retrouvé un petit garçon encore en vie, enfoui sous des décombres depuis trois jours suite au tremblement de terre à Katmandou, on a pu parler de miracle ; miracle qu’on l’ait retrouvé ; miracle qu’il soit encore en vie. Qu’entendons-nous lorsque nous parlons de miracle ? En l’occurrence, il s’agit d’un fait extraordinaire : ni impossible ni inexplicable, mais hautement improbable. On pourrait avoir le sentiment que ce petit n’est pas le seul bénéficiaire d’une probabilité hasardeuse, mais d’une providence bienveillante qui a choisi de le sauver. Lorsqu’on parle de miracle, en effet, on ne fait pas seulement référence à des statistiques, mais on a dans l’idée que quelque chose ou quelqu’un qui nous dépasse est intervenu pour défier nos attentes. Nous utilisons souvent ce mot de façon intuitive, probablement aussi de façon abusive ; alors à strictement parler, qu’entendre lorsqu’on parle de miracle ?

Le miracle dans un cadre chrétien est avant tout l’intervention de Dieu dans le monde ; mais sous quel mode ? On trouve traditionnellement deux conceptions du miracle : la première défend que le miracle est extraordinaire par rapport aux lois naturelles, c’est-à-dire qu’il est de l’ordre du surnaturel, et ne peut pas être résolu en terme de lois physiques ou de statistiques ; la seconde défend que le miracle n’est extraordinaire que selon le regard de l’homme ; il relève de l’inhabituel.

La conception du miracle comme relevant du surnaturel soutient que le miracle est une intervention divine directe dans le monde, contrairement à son habitude. En effet, Dieu intervient sans cesse indirectement dans le monde : en tant que Créateur, le monde entier est soutenu et conçu par lui ; Dieu intervient par le biais des lois naturelles et de tout ce qu’il a mis en place pour former le monde. Mais dans le cas du miracle, Dieu choisit de passer outre les lois qu’il a imposées au monde. Prenons le célèbre exemple biblique de Lazare ressuscité, dans Jean 11. Dans ce passage, Dieu choisit d’aller à l’encontre des lois naturelles (la mort), et de ressusciter un homme. Cet acte est inexplicable en termes de lois physiques ou biologiques ; il est au-delà du naturel, autrement dit, surnaturel. C’est en ce sens que Leibniz définit le miracle : « Dieu fait un miracle lorsqu’il fait  une chose qui surpasse les forces qu’il a données aux créatures et qu’il y conserve. »[1]

La conception du miracle comme relevant de l’extraordinaire, c’est-à-dire de l’inhabituel, affirme la présence permanente de Dieu dans le monde. Ce que cette position refuse, c’est l’idée d’un Dieu qui aurait quitté sa création, qui la laisserait livrée à elle-même. Dieu intervient sans cesse directement et indirectement dans le monde ; et le miracle n’est qu’une question de regard. Si par exemple, je n’ai jamais vu la neige, et que j’arrive dans un pays enneigé, je peux voir la neige comme un miracle. Si Lazare est ressuscité, c’est un miracle parce que les hommes ne ressuscitent pas souvent. L’idée est de dire que Dieu intervient tout le temps ; que l’existence et la subsistance de ce monde est en fait un miracle perpétuel, quelque chose d’extraordinaire ; mais qu’il y a des fois où son intervention est plus visible que d’autres, parce que nous sommes aveugles à ce à quoi nous sommes habitués. L’avantage de cette conception, c’est qu’elle invite à poser un regard émerveillé sur le monde, et à en rechercher le signe de Dieu ; un changement de regard impliquerait de voir plus de miracles.

Cela dit, la première conception du miracle comme surnaturel n’empêche pas de voir dans le monde la trace qu’a laissé Dieu, comme un architecte laisserait sa trace dans une maison qu’il a dessinée et conçue. Elle veut donner un poids plus lourd, une définition plus substantielle au miracle : le miracle n’est pas qu’une question de regard, il est, objectivement, miracle. Il est inexplicable. Il n’est pas arbitraire pour autant ; Dieu a choisi d’intervenir à ce moment là, dans un but précis. Par exemple, dans le cas de la résurrection de Lazare, si Dieu voulait que Lazare vive, on aurait pu imaginer qu’il le guérisse par des voies plus naturelles ; pourquoi le laisser mourir, si c’est pour le ressusciter quelques jours plus tard ? Le texte biblique donne une réponse : « Cette maladie n’aboutira pas à la mort, mais elle servira la gloire de Dieu, afin qu’à travers elle la gloire du Fils de Dieu soit révélée. »[2] La résurrection, parce qu’elle est miraculeuse, sert la gloire du fils ; bien plus, elle le révèle.

Le miracle comme révélation… d’un arbitraire ou d’une bienveillance ?

Le miracle n’est alors pas seulement ce qui surpasse les forces de la nature, ni ce qui est inhabituel, ni même seulement un signe divin, mais une révélation. Le miracle révèle qu’au-delà du naturel, il y a du surnaturel. Qu’au-delà de notre monde, il y a quelque chose, ou quelqu’un, qui le transcende. Que ce quelqu’un le transcende conformément à un projet ; que ce quelqu’un cherche à se révéler à nous, par sa parole. Qu’il y a une parole, un logos, une intelligence à l’œuvre dans ce monde, et qu’elle semble plutôt bienveillante. Mais on pourrait l’interpréter autrement : comme le signe ou la révélation de l’absurdité extrême de ce monde, par tout l’arbitraire qui y règne ; car enfin, pourquoi ressusciter Lazare, et pas tous les autres ? Pourquoi guérir cet aveugle, et pas d’autres ? Et puis, si Dieu est si puissant, pourquoi ne pas simplement empêcher qu’on naisse aveugle ?

On en arrive alors au mystère du mal dans le monde, que le miracle questionne douloureusement. Parfois, les miracles arrivent ; parfois non. Par essence, un miracle est localisé dans l’espace et dans le temps. Mais Dieu, lui, est-il localisé ? Pourquoi s’attacher à un lieu et à un moment ? En venant à y réfléchir, on se rend compte que la localisation spatio-temporelle, qui est une forme de contingence, est la condition sine qua non de toute relation et de tout événement. Je ne peux pas être ami avec la terre entière ; je choisis qui sera mon ami. On ne me demande pas d’aimer tout le monde, mais d’aimer mon prochain, c’est-à-dire une personne en particulier, avec toutes ses imperfections. Et c’est ce qui donne le plus de poids à ce que je fais ; je n’ai que faire d’apprendre qu’un philanthrope m’aime en tant que je suis un membre de tout le monde ; il peut m’aimer dans son bureau, ça ne change rien pour moi. En revanche, l’amour de mon époux est bien plus important, parce qu’il est localisé, parce qu’il se fait en dépit de mes défauts et de tout ce qui me rend pénible. Le « miracle global » n’aurait en fait aucun sens. On le voit dans le ministère de Jésus : il n’a guéri que les personnes avec lesquelles il était en relation. Il n’y a pas de Dieu impersonnel qui s’arrange simplement pour qu’il y ait un bonheur global, sans prêter attention aux personnes, du haut de son ciel parfait.

C’est, il me semble, ce que révèle le miracle, précisément par sa contingence. Il concerne quelqu’un en particulier. Le miracle est adressé. Si cela peut sembler injuste, c’est au fond ce qui lui donne son poids, son épaisseur, sa profondeur.

Le miracle comme révélation adressée

Peu importe que le miracle soit surnaturel ou seulement inhabituel, tant qu’il est porteur de cette révélation : Dieu ne s’adresse pas à un tout le monde vague et impersonnel, mais à quelqu’un en particulier, qui par son témoignage, pourra en toucher d’autres, et ainsi de suite, de personne à personne. Comme toute parole, une révélation est adressée par quelqu’un à quelqu’un ; elle appelle à être reçue puis à être partagée ; et parfois, elle demande une réponse. Pour être reçue, une parole doit être entendue ; peut-être faut-il alors songer à éduquer son oreille pour mieux entendre, ses yeux pour mieux voir. Et chercher la trace que laisse un miracle dans une vie.

 


 

 

Notes

[1] Leibniz, Correspondance avec Arnauld, lettre XX.

[2] Jean 11, 4.