Quand le Fils de l’homme viendra, trouvera-t-il la foi sur la terre ?
Luc 18.8
Beaucoup me diront sans doute qu’en voyant les églises qui se vident et le manque de vocations pastorales, ma question relève d’un constat devenu banal, et malheureusement irréversible. Alors que certains réactionnaires continueront à s’accrocher aux concepts d’un autre temps, tout en criant au scandale, au défaitisme et au manque de foi.
Des églises en marche
Les plus réfléchis verront peut-être dans ce constat la dramatisation d’une évolution imputable aux derniers confinements. Situation qui a contraint beaucoup de croyants à vivre leur culte en « distanciation », c’est-à-dire sur Internet. Il est vrai que ce phénomène nouveau n’a fait que développer la tendance plus ancienne du « shopping » spirituel, une pratique déjà bien implantée dans les mœurs des croyants du XXe siècle, où chacun changeait de communauté à la moindre incartade des responsables d’églises au regard de leurs propres convictions.
En ce début de XXIe siècle, la tendance à voyager d’un site à l’autre, d’un blog à l’autre, et surtout d’un « chat » à l’autre, n’a fait qu’amplifier le mouvement commencé à la fin du siècle précédent. Les plus optimistes diront que ce mouvement de libération des mentalités a permis de développer un esprit critique qui manquait à beaucoup de croyants. Les plus pessimistes feront remarquer que livrés à eux-mêmes, sans formation théologique et scientifique préalable, ces mêmes croyants étaient bien incapables de distinguer le vrai du faux sur ce vaste marché – parfois très lucratif – de la spiritualité dans tous ses états. La vérité se trouve peut-être quelque part entre ces deux points de vue.
Des églises statiques
Toujours est-il qu’à tout cela, la distanciation est venue ajouter – ou magnifier – deux éléments déjà sous-jacents dans ce qui vient d’être dit : je veux parler de la multiplication des églises à visiter tout en restant chez soi. Ce qui offrait un tas « d’avantages », existant déjà, mais de façon beaucoup plus restreinte. Les médias modernes et surtout la télévision – ayant habitué nombre de chrétiens à suivre – et donc à évaluer – les cultes en spectateurs avertis plutôt qu’en modestes participants, l’offre se trouvait enfin à la mesure de leurs exigences. Ils pouvaient désormais jeter leur dévolu sur la « meilleure » église, sur le « meilleur » groupe de chant et sur le « meilleur » prédicateur… Bref, sur l’église leur offrant le meilleur spectacle.
Mais cet avantage en entraînait bien d’autres : le principal étant de pouvoir se sentir membre d’une communauté tout en évitant les diverses contraintes d’une implication personnelle. Si l’on ajoute à cela le confort de pouvoir suivre le culte de son salon, ou même la faculté de pouvoir l’enregistrer pour l’écouter en différé, on mesure la tentation de ne plus se déplacer que pour une agape, un concert ou un autre loisir « spirituel ».
Des églises dynamiques
Mais ressaisissons-nous. Tout ce que je viens de dire à propos des chrétiens-spectateurs n’est pas général, tant s’en faut. Et de toute manière, cette approche « moderne » de la piété était en voie d’obsolescence et ne concernait que l’ancienne génération. Car la nouvelle est née avec un téléphone portable greffé au bout du bras. C’est la génération des jeux de rôles et des jeux interactifs, en vidéos et sur la Toile. Regarder un film dans le salon, à côté de papa et maman : c’est la préhistoire. Alors, suivre un culte avec eux… oublions ! D’ailleurs, la télé, c’est dépassé. Pour eux, il faut que « ça bouge » : aussi bien eux-mêmes que leurs avatars… Et c’est ici que j’en viens à ma véritable préoccupation, espérant très sincèrement que le titre de cet article est une fausse prophétie.
Des églises dans le métavers
Aujourd’hui, quand on parcourt Internet en quête de l’une ou l’autre information, on tombe de plus en plus souvent sur des articles traitant du « métavers ». J’en étais resté au « multivers », cher à certains astrophysiciens. Dès lors, s’agissait-il ici d’un nouveau concept imputable à quelque métaphysicien ? Pas du tout… – Encore que ça se discute ! – Car en fait, il s’agit d’un univers virtuel et tout à la fois bien réel, puisque certains y achètent déjà des emplacements, alors que d’autres y investissent des sommes fabuleuses.
En effet, bien que virtuel, cet univers sera – et commence à être – comme le nôtre, avec ses magasins, ses bureaux, ses entreprises, ses lieux de loisirs en tous genres et même ses hôpitaux : certains chirurgiens s’y exercent déjà ! Aussi, je serais bien étonné que personne n’ait l’idée d’y installer l’un ou l’autre centre de spiritualité plus ou moins syncrétiste ou des églises représentant diverses dénominations[1], y compris les nôtres, chrétiens protestants évangéliques.
Dans les jeux interactifs actuels, la virtualité ressemble à la réalité, mais tout le monde sait que cette « réalité » est strictement virtuelle, y compris et surtout les avatars de chacun des joueurs, qui ne sont que des acteurs dans un théâtre d’actions où chacun joue un rôle. Mais dans un métavers, c’est le contraire : la virtualité reflète la « réalité vraie », on dépense vraiment l’argent de son compte en banque dans les magasins. Et mon avatar me représente vraiment, comme chacun des autres avatars représentent des gens qui existent dans la réalité de la vie : mon patron, mes collègues de bureau, etc. Si ce n’est que chacun de nous s’y trouve présent à travers son avatar.
Des cultes virtuels
Mais alors, à quoi ressemblerait un culte virtuel dans une église virtuelle ? En gros, à ce que sont nos cultes en distanciel. Mais je ne serais pas statique devant mon ordinateur, ma tablette ou mon smartphone, à regarder un culte qui se déroule ailleurs sans moi. Cette fois, grâce à des lunettes spéciales, je me trouverais, à travers mon avatar : assis, debout agenouillé, parlant chantant, priant au milieu des avatars de tous les autres chrétiens présents au culte ayant lieu dans l’église virtuelle de notre choix.
Mais, se diront certains, si la communion d’esprit peut exister entre tous les participants à un culte en distanciel, pourquoi ne pourrait-elle pas exister entre tous les chrétiens représentés par leurs avatars respectifs au sein d’un culte virtuel dans le métavers. Bien que ce soit là une simple question théorique, je ne doute pas que beaucoup de croyants soient prêts à y répondre positivement. Les offrandes virtuelles, bien que réelles, serviraient aux nécessités du culte : payement de l’achat ou de la location du terrain et du bâtiment dans le métavers, sans oublier le salaire du pasteur. Mais justement, parlons-en du pasteur.
Des I.A. pasteurs
Car, à la différence de tous les autres avatars présents, le sien ne représentera pas une personne physique, faite de chair et de sang, comme vous et moi, mais un ordinateur équipé d’une I.A. – Intelligence Artificielle – de la dernière génération. On lui aura fait « digérer » tout ce que la théologie judéo-chrétienne contient de livres, d’articles, de films, de vidéos et de publications numérisées : performance dont aucun doctorant sortant de l’un de nos instituts bibliques ou de nos facultés de théologie n’est capable. Mais s’en étant complètement nourrie, cette I.A. sera capable de nous sortir une prédication sur le thème demandé, de la longueur déterminée, avec les références bibliques, théologiques, philosophiques, psychologiques, artistiques, etc. que l’on souhaite et – le plus important ! – dans l’optique théologique de notre choix : libérale ou évangélique, luthérienne ou réformée, anglicane ou baptiste, pentecôtiste ou adventiste, etc. sans oublier toutes les combinaisons possibles entre toutes ces options. Et cela, avec une objectivité à toute épreuve ! Quoi que…
On est ce qu’on mange
Oui, là, il risque d’y avoir quelques couacs. Car cette I.A. existe déjà dans le domaine scientifique.[2] Oui, oui, ce n’est pas une blague : vous lui demandez d’écrire un article sur n’importe quel sujet, aussi pointu soit-il, et elle vous le sort vite fait, bien fait… Enfin, presque « bien fait ». Car, on l’a bien dit, cette I.A. traite « toutes » les informations dont elle a été gavée, mais sans toujours faire la différence entre les vraies découvertes scientifiques et… les « fakes news » ! – Ce qui n’est pas sans rappeler les âmes simples qui prennent pour argent comptant tout ce qu’elles découvrent sur les réseaux sociaux. – Or, comme l’affirmait déjà la sagesse populaire : « on est ce qu’on mange ! » C’est particulièrement vrai pour une I.A. ; il y a déjà quelques années, on avait découvert qu’en moins de trois jours, une I.A. qui se nourrit uniquement des réseaux sociaux devient raciste, sexiste, homophobe, complotiste… et j’en passe. Bref, pour le moment, le projet d’articles scientifiques rédigés par une I.A. est en suspens, et certains pensent que cette difficulté ne sera jamais tout à fait surmontée.
Rêve ou cauchemar
Qu’on le veuille ou non, l’implication de l’humanité dans le métavers devient une réalité incontournable. – Le changement de « Facebook » en « Meta » semble significatif. – Il faut dire que beaucoup perçoivent le métavers comme un lieu de passerelles entre les êtres humains et de ponts entre les peuples. L’importante barrière des langues, notamment, s’y trouverait renversée, puisque dépassant les limites de l’anglais, le rêve avorté de l’esperanto deviendrait enfin possible. Dans le métavers, grâce à la traduction simultanée de l’I.A., chacun pourrait parler dans sa propre langue, discuter, échanger des idées, des informations, des convictions avec n’importe qui, aux quatre coins de la planète. Quand on sait que l’absence de dialogue, de compréhension, d’interconnections, entre les gens et les peuples, demeurent l’une des principales causes de conflits, le métavers pourrait conduire à une sorte de « chute du mur de Berlin » au niveau mondial.
Fort bien. Mais n’est-ce pas oublier un peu vite que derrière chaque I.A., il y a des équipes de programmateurs qui – nécessairement – sélectionnent et encodent les informations ; et surtout, qu’il y a aussi des décideurs qui définissent les limites de ce qu’on lui demande de fournir. Certes, on pourrait anticiper le jour où une super I.A. capable d’émotions et de sentiments – on y travaille aussi – prendrait elle-même ces décisions en même temps que le pouvoir sur toute l’humanité. Il est vrai qu’imaginer cela possible paraît relever d’un roman de science-fiction… ou de l’Apocalypse ! Pour l’heure, derrière la froide objectivité de la machine, il y aura toujours des humains – cyniques ou sincères – qui, consciemment ou non, manipuleront les autres, pour d’obscures raisons publicitaires : mercantiles, politiques, philosophiques ou religieuses…
Passerelles ou murailles
Ce qui nous ramène à mes préoccupations pastorales et à l’I.A. qui pourrait venir en aide à ses représentants trop souvent handicapés par des limites spécifiquement humaines. Dans ce métavers ecclésial, verrait-on enfin des passerelles se multiplier et se renforcer entre les dénominations d’une même famille spirituelle ; ou des ponts s’établir entre les confessions différentes, voire même entre les religions différentes ? Cette question nous confronte une fois encore aux motivations des quelques humains qui interrogeront la « machine » que reste une I.A.
D’autant plus, qu’à la différence des disciplines scientifiques objectives, où il reste possible d’envisager – peut-être un jour ? – la mise en place de programmes expurgés de toute « fake news », en matière de religion, singulièrement chrétienne, cette perspective est totalement exclue. Car, même si la foi chrétienne authentique dépasse la notion de simple croyance, celle-ci n’en est pas moins une composante abandonnée aux convictions de chacun. Dès lors, comment alimenter l’I.A. d’un programme d’où seraient exclues les « fakes news » pour les uns, qui sont aussi des dogmes intangibles pour les autres ? En fait, le concept même de « fake news » n’a plus aucune signification en matière de foi. La principale limite d’une I.A. « chrétienne » ne résiderait plus seulement dans ce qu’on lui demande, mais dépendrait essentiellement des données humainement sélectionnées – et donc partiales – dont on l’aurait nourrie. C’est le serpent qui se mord la queue !
En réalité, comme on l’avait envisagé plus haut, le recours à une I.A. « chrétienne » n’aurait de sens qu’en la nourrissant « honnêtement » de l’entièreté des informations relatives au Judéochristianisme. C’est alors, seulement, qu’un questionnement, même très ciblé, pourrait produire une réponse objective. Mais cela ne manquerait pas d’imposer des remises en question pour le moins « dérangeantes » pour qui s’y risquerait. Je ne doute pas de l’existence de responsables intellectuellement honnêtes dans les rangs du corps pastoral, toutes confessions confondues. Mais en accord avec la parole du Seigneur, la plupart se refusent à arracher l’ivraie qui pousse avec le bon grain, craignant, à juste titre, que le remède soit pire que le mal.
Chaque I.A. pour soi et Dieu pour… ?
Rien n’étant simple en ce bas-monde, je n’ai pas encore fait remarquer qu’aujourd’hui déjà, le langage d’une I.A. peut être limité aux quelques centaines de mots du vocabulaire quotidien ou s’étendre aux dizaines de milliers de mots des grands dictionnaires. À destination des églises du métavers, elle pourrait donc produire un « message » réalisé dans un langage familier, ou bien savant, sans oublier toutes les options intermédiaires. On peut aussi envisager qu’une I.A. puisse bientôt utiliser un langage austère ou ponctué de notes humoristiques ; strictement théorique ou illustré de comparaisons, d’allégories et de modernes paraboles. On pourrait aussi lui demander de rester sobre et froide ou de se montrer enthousiaste, sans ménager le « pathos » susceptible de faire rire ou pleurer tout un auditoire. En un mot, on pourra sans doute bientôt demander à une I.A. de produire des prédications proposant un contenu de qualité, enrobé de tous les effets de manches qui font les grands orateurs. Voici donc nos bons pasteurs renvoyés dans leurs sacristies… non virtuelles !
À moins que de leur bureau informatisé, ils deviennent ceux qui définissent le contenu à fournir par l’I.A. : ce qui, à tout prendre, demeure la perspective la plus probable. En fonction du contenu du programme injecté dans l’I.A., ses connaissances encyclopédiques se trouveraient mises au service des convictions de celui qui l’utilise. In fine, c’est ce qui définirait le contenu des prédications livrées par l’I.A. à sa communauté virtuelle dans le métavers. Tout cela dans le cadre, strictement respecté de la confession de foi de cette dénomination particulière.
Loin de créer des passerelles entre confessions différentes, même théologiquement proche, du fait même de son aptitude à croiser des données beaucoup plus abondantes et plus complexes que celles accessibles à un simple mortel, l’I.A. renforcerait l’argumentaire sectaire de chaque église « dénominationnelle » présente dans le métavers.
À moins que jouant la carte de l’ouverture à tout crin, cette église virtuelle ratisse large au sein d’un métavers, désormais ouvert – ne l’oublions pas – à toute l’humanité, pour verser dans un syncrétisme religieux complaisant, où chacun trouverait son bien-être au sein d’un bain d’émotions spirituelles sécurisantes. Un réconfort qui ne manquerait sans doute pas d’avoir son prix. Auquel cas, le multivers répondrait effectivement aux perspectives de tous ses promoteurs et remplirait leurs attentes en matière de consensualité et de rentabilité.
Quant à moi, pasteur de la vieille école, adepte de la lecture priée et de la méditation paisible des Écritures, je tremble à l’idée de ce qu’une I.A. pourrait un jour nous proposer en termes de prédication dominicale. Il est vrai que, de ce point de vue, Internet et les réseaux sociaux ne me font pas seulement trembler d’appréhension pour l’avenir de l’Église du Seigneur, mais me remplissent souvent d’une colère, qu’à défaut d’être « sainte », je voudrais virtuelle.
Notes
[1] Catholiques et protestants commencent à avoir leur « e-eglise » en ligne.
[2] Info grand public sur : https://dailygeekshow.com/ia-publication-scientifique/
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