Vision traditionnelle du récit d’Adam et Eve
La plupart des croyants attachés à une lecture traditionnelle de la Bible admettent généralement que toute l’humanité est issue d’un premier couple d’humains que la Genèse appelle Adam et Ève. Cette conviction va généralement de pair avec la doctrine du péché originel, telle que définie par Augustin. Nos « premiers parents » auraient été créés dans un état d’impeccabilité spirituelle et donc morale absolue, état qu’ils auraient perdu par leur propre faute en désobéissant à la seule interdiction que leur avait imposée le Créateur. En plus des sanctions personnelles, ils se virent collectivement privés de l’accès à l’« arbre de vie » et perdirent l’immortalité à laquelle le projet divin les avait tout d’abord destinés.
Cette corruption de la nature originelle de l’homme s’est alors transmise à toute leur descendance, si bien que depuis ce jour, tous les humains naissent mortels et privés de la communion avec leur créateur. À ce stade, souscrire à la distinction que certains font entre une « corruption » réputée héréditaire, et une « culpabilité » qui ne le serait pas, paraît quelque peu oiseuse, dans la mesure où la corruption conduit nécessairement à la faute, la faute à la culpabilité, la culpabilité à la sanction, et la sanction à la mort physique puis éternelle.
S’accommode à des créationnismes de divers degrés
Avec l’une ou l’autre variante de détails, ce schéma est généralement compatible avec les conceptions qu’adoptent la plupart des croyants à propos de nos origines. Qu’ils soient strictement « créationnistes » (un univers créé en six jours de 24 heures, il y a quelque 6.000 ans), qu’ils soient « concordistes » (chaque jour biblique correspondant à une ère géologique), ou qu’ils soient partisans du « dessein intelligent » (une évolution conduite par Dieu intervenant miraculeusement à toutes les étapes), tous admettent l’idée d’une humanité issue d’un premier couple ayant péché et transmis cet « état » à toute l’humanité.
Rappelons que pour Augustin, le « péché originel » est un « état » transmissible et non un péché « commis », mais « état » entraînant la damnation de tout qui n’était pas baptisé.
En conflit avec les découvertes de la science et la création évolutive
Par contre, qu’en est-il pour ceux qui adoptent la conception d’une « création évolutive » – parfois appelée « évolution théiste » – c’est-à-dire l’idée d’un Dieu « concepteur » de l’univers, soutenant sa création par des lois naturelles mais non « interventionniste » de façon miraculeuse depuis le big-bang jusqu’à nous ? On se trouve alors confronté à une évolution progressive, impliquant l’émergence, non pas soudaine, mais tout aussi progressive de la conscience morale au sein d’une primo-humanité. Autrement dit, les premiers homo-sapiens ne furent pas un seul premier couple, mais un groupe d’individus isolés, apparus en conformité avec un processus évolutif de « spéciation », aujourd’hui largement attesté et donc admis.
Que dire de la doctrine du « péché originel » ?
Mais alors, « quid » du récit biblique du « péché originel » et de la « chute » ? Est-ce à dire que la « chute » n’a jamais existé ? Et dans ce cas, la Rédemption en Christ a-t-elle encore un sens ? Mettons tout de suite les choses au clair : le fait d’adopter le concept d’une « création évolutive » n’exclut en aucune façon l’évidence de l’existence et de l’universalité du péché au sein de l’humanité, et donc la nécessité de sa Rédemption en Jésus-Christ… Et cela, même si l’on ne cherche pas à expliquer l’origine du péché en l’associant à une « chute » dont la Bible ne parle jamais en ce sens. Car, plus important encore, la nécessité de la Rédemption est liée à l’universalité du péché, et non à l’une ou l’autre explication de son origine dans le monde. De toute façon, la présence du tentateur en Éden prouve bien que l’origine du péché est antérieure à la présence de l’homme en ce bas-monde.
Maintenant – et indépendamment des diverses conceptions que l’on peut avoir concernant l’origine de l’univers, de la terre, et de l’humanité – notons bien la manière dont les premiers chapitres de la Genèse nous présentent des indices qu’il est intellectuellement et spirituellement impossible d’ignorer sans verser dans une négligence coupable. Il y en a d’autres, mais les plus évidents crèvent les yeux : le fruit de « l’arbre de la connaissance du bien et du mal », celui de « l’arbre de vie » qui confère la vie éternelle, le « serpent qui parle » comme si c’était la chose la plus naturelle du monde, la découverte de « leur nudité » par Adam et Ève…
Comment refuser d’y voir la parabole évidente du vécu de chaque être humain ? Ne sommes-nous pas à l’image de nos « premiers parents » quand nous prétendons échapper à la volonté de Dieu pour décider par nous-mêmes de ce qui contribue au bien ou au mal dans nos vies. Dès lors, confrontés par l’Esprit à la Révélation des Saintes Écritures, nous n’avons plus d’autre espoir de salut que dans la grâce de notre Créateur, telle qu’elle s’est manifestée dans la personne et l’œuvre du Christ Jésus.
Mais cet appel à plus de sobriété dans la lecture des premiers chapitres de la Genèse ne rencontre manifestement pas l’agrément de croyants qui semblent confondre la fidélité à la Parole de Dieu, avec la soumission aux thèses augustiniennes et aux décrets conciliaires. Cette loyauté à l’égard de la Tradition de l’Église historique est toute à leur honneur, malheureusement elle s’inscrit dans une théologie manquant singulièrement de bon sens. C’est donc à cette incohérence que nous allons nous attacher maintenant pour en démontrer l’inanité. En effet, dans la logique d’êtres humains créés impeccables et vivant de façon immortelle dans le jardin d’Éden, que se serait-il passé si le plan attribué au Créateur s’était déroulé de façon idéale, c’est-à-dire sans la désobéissance et la sanction de nos « premiers parents » ?… Et surtout, sans leurs effets collatéraux spirituellement dévastateurs pour toute leur descendance !
Un peu de fiction pour mieux comprendre
Pour cela, il nous faut rembobiner le film du récit biblique à l’envers et remonter à la tentation d’Ève par le « serpent ancien ». Mais cette fois, puisant son discernement, sa sagesse et sa force dans la parfaite harmonie qu’elle vit avec son Dieu, Ève résiste vaillamment à la séduction du malin. De plus, aide bien précieuse que Dieu vient d’accorder à l’homme, Ève met Adam en garde contre la ruse du diable et de ses discours fallacieux. Fort bien ! Les voilà donc poursuivant une vie paisible dans le jardin d’Éden, ayant des enfants qu’ils élèvent de façon pieuse et fidèle, dans la communion du Seigneur qui vient chaque jour s’entretenir avec eux à la fraîcheur du soir.
Et ainsi, le temps passe et les générations se succèdent… Pardon ! Et les générations « s’ajoutent » les unes aux autres… N’oublions pas que dans le jardin d’Éden, tout ce petit monde a accès à l’« arbre de vie » et demeure donc immortel. Si bien que depuis la création de nos « premiers parents » jusqu’à ce jour, la population s’est considérablement accrue dans le jardin d’Éden et commence même à s’y trouver quelque peu à l’étroit. Aujourd’hui, compte tenu d’une mortalité importante au cours des générations passées, nous sommes un peu plus de sept milliards d’individus sur terre. Montrons-nous modestes pour estimer que, sans cette mortalité, la population en Éden serait trois fois plus nombreuse, soit quelque vingt milliards d’individus. Abstraction faite des frontières constituées par les deux fleuves inconnus, ce jardin était déjà limité par le Tigre et l’Euphrate : soit plus ou moins l’Irak moderne. Compte tenu de la superficie de ce pays (448.742 km2) et en le considérant comme intégralement habitable, cela ne ferait jamais qu’une vingtaine de mètres carré par habitant… À partager avec la population animale ! Osons le dire : le paradis terrestre ressemblerait aujourd’hui à un camp naturiste surpeuplé et serait devenu une sorte d’enfer sur la terre !
Fort heureusement, compte tenu du caractère hautement spirituel de ses habitants, cette promiscuité n’engendrerait ni conflits de voisinage, ni meurtres, ni de guerres, si bien que nous n’aurions jamais eu besoin que Dieu se fasse homme et vienne mourir sur une croix pour expier les péchés que nous n’aurions jamais commis. Par contre, le Créateur vivant physiquement au milieu de son peuple, il n’y aurait pas eu le don du Saint-Esprit venant dans le cœur des croyants, pas d’adoption en Christ, pas de plénitude de l’Esprit, pas de charismes… La Bible serait devenue sans objet, puisqu’il n’y aurait jamais eu besoin d’Alliances avec Dieu : pas plus l’Ancienne que la Nouvelle… Donc, pas de peuple d’Israël et pas de Révélation non plus… Nul besoin de Rédemption et donc, pas d’Église, corps du Christ… Pas de mort, pas de fin du monde, pas de jugement dernier, pas de résurrection en Christ, pas de corps spirituel semblable à celui du Christ ressuscité, et donc pas de règne avec lui dans la Gloire…
Suis-je en train de dire : « Finalement, heureusement qu’Adam et Ève ont péché ! »… Certainement pas, puisque pour moi, ce récit est une allégorie qui nous renvoie chacun et chacune à notre propre péché, nous confrontant inexorablement à l’acceptation ou au rejet de la rédemption qui nous est offerte en Christ. Je n’ai donc aucune raison de regretter quelque chose qui, n’étant pas historique, n’a pu avoir lieu. Pas plus la désobéissance de nos « premiers parents » que leur obéissance, d’ailleurs, car dans cette dernière éventualité, le pire resterait encore à venir. Certes, dans la perspective de leur fidèle soumission au Seigneur, on pourrait sans doute envisager une postérité qui aurait été tout aussi fidèle, de la façon qui vient d’être décrite.
Et si une partie de l’humanité seulement avait péché ?
Mais dans la mesure où Adam et Ève pouvaient pécher, il serait plus réaliste d’envisager l’apparition d’une désobéissance survenant chez l’un ou l’autre de leurs descendants. Cette éventualité devrait même être considérée comme la plus probable, puisque d’un point de vue mathématique, cette probabilité aurait augmenté de façon proportionnelle au nombre de leurs descendants. Auquel cas, nous aurions aujourd’hui deux humanités bien distinctes. D’une part, une population pécheresse telle que l’humanité actuelle, en partie convertie à Jésus-Christ ; et d’autre part, une population demeurée fidèle et vivant toujours avec Adam et Ève dans le Jardin d’Éden, quelque part du côté de l’Irak… Jardin qui aurait miraculeusement échappé à la destruction au cours des siècles et des nombreux conflits ayant opposé les civilisations qui se sont succédé dans cette région du monde.
Peut-on imaginer l’extravagance de la situation ! Or, on nous présente généralement le « péché originel » comme le drame qui fut la cause d’un « paradis perdu » pour toute l’humanité… Un « paradis » qui, comme on vient de le voir, se présenterait aujourd’hui comme l’enfer sur terre. L’absurdité même de ce constat ne devrait-elle pas nous faire réfléchir au bien-fondé de la Tradition doctrinale qui y conduit ? Or, quelle est cette doctrine ? Une théorie imputable à Augustin cherchant à justifier le baptême des nouveau-nés par le biais d’une interprétation discutable de Romains 5.12-21. Car, abusant de l’ambiguïté présente dans l’un ou l’autre de ces versets, il s’était autorisé à faire de la Rédemption en Jésus-Christ une réponse au « péché originel » commis en Adam, alors que la pensée générale de l’apôtre Paul est très clairement d’en faire la réponse au péché de tous les humains. D’ailleurs, même si pour l’apôtre, homme de son époque, le péché à bien dû commencer par un premier couple, il n’en fait jamais un facteur héréditaire, tel que le prétendu « péché originel ».
Tout homme étant pécheur, la Rédemption en Jésus-Christ garde donc toute sa pertinence. Dès lors, il n’est donc pas question de « jeter le bébé avec l’eau du bain », mais seulement d’abandonner le littéralisme qui nous a été imposé par la Tradition de l’Église à propos des premiers chapitres de la Genèse. Comme on vient de le démontrer – « reductio ad absurdum » –, le plus élémentaire bon sens nous impose d’en éviter toute lecture littérale. Et cela, même quand on fait abstraction des éléments symboliques indéniables qui se trouvent présents dans le récit, attirant notre attention sur son caractère allégorique. Et comme ce littéralisme se révèle totalement incohérent, il nous faut bien admettre l’absurdité de la théologie qu’elle a engendrée dans le Christianisme, à savoir, une théologie du salut entièrement fondés sur la transmission héréditaire du « péché originel »… Péché par ailleurs ignoré du Judaïsme comme de l’ensemble de la Révélation biblique.
Ce dernier point se comprend parfaitement quand on réalise – et admet – qu’un « péché originel » se serait révélé moins problématique que la situation soi-disant « édénique » à laquelle il aurait dû mettre fin. « Dites que l‘arbre est bon et que son fruit est bon, ou dites que l’arbre est mauvais et que son fruit est mauvais, car on connaît l’arbre à son fruit. » (Jésus, en Matthieu 12.33) Fondé sur un littéralisme aberrant, le « péché originel » attribué à des Adam et Ève historiques ne conduira jamais qu’à une impasse théologique. Dès lors, il n’est même pas nécessaire de recourir à la conception d’une « création évolutive » pour admettre l’enseignement clairement exprimé dans ce Texte, considéré comme seule et véritable « Parole de Dieu »… À l’exclusion du « magister » de l’Église romaine qui y ajoute les écrits des Pères de l’Église, les décrets des conciles et les déclarations des papes en matière de foi : les trois autorités auxquelles nous devons aujourd’hui encore la doctrine du « péché originel », dont les héritiers de la Réforme n’ont pas pu ou osé se départir !
Conclusion
Or, quelle que soit la façon dont l’humanité est apparue sur la terre, il nous faut bien reconnaître que le récit de la « chute » nous renvoie à nous-mêmes ? si bien qu’Adam et Ève, c’est moi, c’est toi, c’est nous ! C’est chacune et chacun d’entre nous tous qui, d’une façon ou d’une autre, à un moment ou à un autre, avons voulu échapper à la volonté de Dieu pour décider par nous-mêmes de ce qui est bien ou mal pour notre vie. Nous tous qui, dès lors, n’avons d’autre espoir de salut que dans la grâce de notre Créateur, telle qu’elle s’est manifestée dans personne et l’œuvre de Jésus-Christ.