L’exégète catholique Paul Beauchamp a attiré mon attention sur l’idée que les 11 premiers chapitres de la Bible ne sont pas seulement les récits fondateurs d’une communauté historique – le peuple juif – mais aussi l’histoire primordiale et universelle des nations [1]. J’explorerai dans cet article la perspective universaliste (ayant une portée et un contenu universel) de l’histoire primordiale (Genèse 1-11) ainsi que l’intérêt que cette lecture présente pour la compréhension du projet de Dieu pour l’humanité commençant avec Abraham en Genèse 12.
Parler de l’universalisme des onze premiers chapitres de la Bible, c’est d’abord dire que ces textes concernent « toute l’humanité ». C’est confesser que Dieu a un message et un projet pour toute l’humanité qui ne se limite pas, à strictement parler, au peuple Juif ou à l’église de Jésus-Christ. Or, dire cela du préambule biblique n’est pas vouloir diminuer l’importance de l’élection du peuple d’Israël ou du nouvel Israël (l’Eglise constituée des croyants). C’est de replacer l’élection dans le projet plus vaste d’un Dieu qui communique avec l’humanité depuis le début, et dont l’intention a toujours été de bénir les hommes.
Regardons donc pourquoi cette période primordiale est résolument universaliste, et cherchons à discerner à l’intérieur de ce préambule les enseignements qu’il révèle concernant le projet de Dieu pour l’humanité, et auquel tous les hommes sont invités à participer.
Tous frères
Pour Beauchamp, la vérité du récit sur Adam est très simple.
Le message, dit-il, ne réside pas dans la matérialité des faits
(p.76)
La vérité du récit adamique, à celui qui poserait la question : pourquoi avons-nous tous un seul homme comme père ?, tiendrait dans cette seule phrase : parce que nous sommes tous frères.
Croire en la fraternité universelle nous met dans le vrai message du texte
(p.77)
En somme, c’est de fonder la fraternité des hommes. L’auteur hébreu du récit remonte des millénaires en arrière pour fonder la condition humaine commune à tous les hommes. Adam permet de comprendre la condition humaine. Il est le prototype de l’humanité[2]. Au lieu de parler en concept (comme nous le ferions) en disant voici comment sont les hommes, les sages hébreux ont raconté l’histoire d’un premier homme, nommé « humain », à qui tous peuvent se relier, juifs grecs, assyriens, etc. Tous peuvent y voir leur propre reflet, leur dignité, mais aussi leur faiblesse et leurs tentations consommées. Et tous peuvent y voir l’amour de Dieu cherchant sans cesse à faire grâce, que ce soit en revêtant de peau Adam et Ève, ou en plaçant un signe sur la tête du meurtrier Caïn. C’est une première portée universelle du texte. Un texte pour tous. Chrétien, Juifs, Musulman…
Une famille humaine « unie »
Beauchamp tire d’intéressantes interprétations de la différence entre l’homme et les animaux concernant leur tâche dans la création. Dans le premier chapitre de la création, il est mentionné à 10 reprises que Dieu crée les animaux « selon leur espèce » (Ge 1.24). Ils reçoivent l’ordre de se reproduire chacun « selon son espèce ». Mais de l’homme, il est dit : « Dieu créa l’homme à son image, à l’image de Dieu il le créa, mâle et femelle il les créa » (Ge 1,27). Et Dieu leur ordonne d’être fécond et de se multiplier, mais il ne leur est pas dit : « selon votre espèce ».
L’animal, dit Beauchamp, éclaire la nature de l’homme par contraste : l’animal est multiple et l’homme est un
(p.79)
On voit l’unité du couple, ils sont, ensemble, « image de Dieu ». L’humanité ne se divise pas en plusieurs espèces, puisqu’elle est essentiellement une. L’animalité se divise chacun selon son espèce. L’humanité, à l’inverse, doit demeurer une famille. Cette unité fait partie du potentiel de l’homme, capable de rester « un » dans la diversité.
On sait qu’au moment où ce texte s’écrit, l’unité est brisée. Mais
l’auteur inspiré de ce texte a écrit pour restaurer le courage de l’homme : tu as quand même reçu l’image de Dieu comme héritage d’unité pour toute la famille humaine et tu as pour mission de marcher vers cet héritage
(p.82).
Ainsi veut-il montrer par le mythe des origines, qu’au départ le projet de Dieu était celui d’une humanité unie comme une famille. Cette origine lui fait réaliser son futur : de Dieu elle reçoit la tâche de l’unité, d’ordonner (en cultivant) le jardin et de régner sur le monde animal suivant le modèle de régence donné par Dieu dans les 6 premiers jours [2]. C’est une deuxième porté universelle du texte qui concerne la tâche, « politique » dit Beauchamp, confié à l’homme de régner sur les animaux et sur la création.
La tâche de garder ensemble les contraires
Cette tâche « politique » de l’unité que reçoit l’humanité est fondée sur Dieu lui-même qui est « un », et sur son exemple de justice et de paix. Cette gérance doit en être une de paix et de justice. Intéressant de constater que Dieu suggère dès le début de la création de l’homme le « végétarisme » (Ge 1.30), comme pour l’inviter à dominer pacifiquement le monde animal. Malheureusement, c’est l’inverse qui s’est produit. Adam et Ève ont cédé à la tentation du « serpent »; Caïn, lui, a cédé à la « bête tapie » à sa porte sur qui il devrait dominer, tuant son frère (Ge 4.7). Refusant leur rôle de roi, de médiateur entre Dieu et l’animalité, l’humanité finit par imiter l’animal. L’homme finit par céder au multiple; il se divise en tribu et en peuplade différent. Une nation en dévore une autre; une nation exploite une autre. Hélas, au lieu de refléter Dieu, l’humanité devient à l’image des animaux.
Au plan politique donc, « l’humanité » a échoué. C’est ce que nous fait constater Ge 1-11. L’humanité est même devenue « la crainte et l’effroi » de tous les animaux de la terre (Ge 9.2). L’homme se nourri des animaux (Ge 9.3). Son règne est devenu tyrannique. Cette attitude de violence, cette loi de la jungle – race envers race, peuple envers peuple, frère envers frère, homme contre nature – est le signe de l’exil.
Prenant acte, Dieu fait tout pour atténuer cette violence. Il pardonne Adam et Ève par le sacrifice de l’animal innocent. Il place un signe sur la tête de Caïn. Il donne cette loi pour contrer la violence de l’homme : Signe de contradiction ? Signe de compromis. Non, loi provisoire, en une économie provisoire. Inculturation et principe d’accommodement.
Le rituel Kacher
Il est étonnant toutefois de constater que Dieu accepte que l’homme devienne carnivore : « Tout ce qui remue et qui vit vous servira de nourriture au même titre que les légumes et les plantes : je vous donne tout cela » (Ge 9.3). Par contre, notez le bien, Dieu place une limite à la violence faite aux animaux : « Toutefois, vous ne mangerez pas de viande contenant encore sa vie, c’est–à–dire son sang. » (Ge 9.4). Encore là, un compromis. Une loi provisoire. Fascinant de voir que Dieu tempère son ordre et, se résignant (temporairement) à accepter cet état de fait non désiré au départ, il cherche malgré tout à contenir cette violence et à y mettre fin d’une manière fort subtil, par le rituel kacher. En rappelant aux hommes le caractère sacré du sang, et donc de tous ce qui vit.
L’élection d’Israël
Vu ainsi, comment ne devient-elle pas éclatante l’élection d’Israël avec qui Dieu veut poursuivre son projet d’unité, celui de bénir toutes les nations ? En élisant Israël, Dieu ne rejette pas l’humanité. Dieu la confirme. Il poursuit inlassablement son plan qui aboutira en Jésus-Christ, le nouvel Adam, le rassembleur de toute l’humanité.
C’est pour cette raison que je suis incliné à voir avec Beauchamp que l’histoire primordiale concerne l’humanité entière. Que Dieu est engagé envers l’humanité depuis le début.
Cette « histoire que racontent les Juifs laisse passer plus de deux mille ans à partir de la création du monde (dans leur manière de compter, ce chiffre est énorme) avant qu’il y ait un seul Juifs sur terre. »[3] (p.91).
« Pendant toute cette longue période, toute l’humanité s’installe et discute avec Dieu sans le peuple élu, mais elle compte déjà des élus qui resteront en modèle pour toujours (Hénoch, Noé, Abel). » (p.90).
« Quelqu’un pourrait commettre un énorme contresens s’il allait comprendre que ce début de l’histoire humaine est raconté pour être abandonné ensuite, que Dieu a aimé l’humanité sortie d’Adam pour la rejeter ensuite quand il choisit Israël. » (p. 90).
« L’histoire universelle des nations est la base, le socle et le fondement de l’histoire d’Israël. » (p.91).
Et on pourrait poursuivre : de l’histoire de l’église.
Conclusion
La grandeur de l’Ancien Testament écrit par les Juifs tient précisément au fait que celui-ci « ait un contenu universel aussi éclatant » (p.90). Loin de diminuer l’importance de l’histoire du peuple d’Israël, elle élève les récits fondateurs au plan universel : elle parle de l’humanité. Elle parle à l’humanité. L’histoire primordiale, raconté en Genèse 1-11, est la base et le fondement sur lequel se comprend l’élection du peuple d’Israël. Celui-ci, tout comme l’église après, fut appelé a incarner le projet de Dieu de gérer de manière pacifique la création et de rassembler toute les nations en une seule famille, en Jésus-Christ.
Saisissant ce plan, je comprend mieux la réaction de colère du prophète Samuel lorsque le peuple a demandé un roi : NONNNN!!!!! Israël ne doit pas ériger de frontières ! Sur Israël ne doit régner que Dieu seul ! Ainsi en est-il maintenant de l’Eglise, répandue partout dans le monde, sans frontière, et sans rois ni maîtres, sinon que Jésus-Christ seul. Je peux comprendre de même la colère de Paul aux Corinthiens lorsqu’il dit :
« mes frères, j’ai appris à votre sujet, par les gens de la maison de Chloé, qu’il y a des rivalités au milieu de vous. Je veux dire que chacun de vous parle ainsi : Moi je suis de Paul! – et moi, d’Appolos ! – et moi, de Christ ! – Christ est-il divisé ?!!!!!! » (1 Co 1.11-12)
L’élection d’Israël, et, par la suite, celle du nouvel Israël (l’Eglise) ne s’oppose pas à l’histoire primordiale, mais la poursuit. Suivant cette élection de l’humanité, nous qui avons la foi, incarnons ce projet au monde. Vivons-le pleinement et interpellant chaque homme à être fidèle à Jésus-Christ, le Fils de Dieu.
Mais attention aux barrières que nous plaçons entre nous (les élus…) et le monde (soit disant rejeté) puisque notre raison d’être est justement… eux. Attention que nos lois ne deviennent pas une barrière infranchissable aux non chrétiens, comme elles le furent, et l’est toujours chez les Juifs, et aussi les Musulmans. Attention que notre doctrine – et spécialement, pour certain, la doctrine de l’élection et de l’inerrance – ne deviennent une forme d’élitisme et une muraille garantissant la pureté de la foi, laissant dehors ceux qui refusent un tel emprisonnement intellectuel.
Bruno Synnott
[1] Adam (Ch. 5) tiré du livre : Parler d’Écritures, Paul Beauchamp, ed du Seuil, Paris, 1987, 119 pages
[2] En parlant de l’expérience du premier père, c’est l’expérience de chaque humain qui est visée. Pour la pensée des sémites, Adam, l’ancêtre de tous, permettait de penser l’unité du genre humain, son aspect irréductiblement « collectif » (Roger Leys), sa solidarité. Penser Adam comme « père » c’est comme dire : nous sommes tous frères, nous sommes pareils ! Parler d’un premier ancêtre, « C’est là une façon concrète, on dirait visuelle, d’universaliser (Paul Ricoeur) l’expérience de chaque homme. Même Jésus réfère au premier homme non pas comme individu mais en son sens collectif : « ish » ou « anthropos » (Marc 10. 6-8 et Mat 19.5) qui est la pensée des sémites.
[3] Ce modèle de régence, c’est celui de l’œuvre de création en 6 jours suivi du repos le 7ième jour. Loin d’être un modèle scientifique, ce modèle créationnel avait pour but d’inviter l’homme à reproduire le modèle du créateur dans le monde céleste[4]. L’œuvre de création et de repos en Genèse 1 devenait le prototype sacré à partir duquel devait s’organiser le monde terrestre. Cette conception céleste-terrestre se retrouve partout dans la pensée du POA et dans les Écritures : « Que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel » que prie Jésus va dans ce sens. Ou encore Dieu disant à Moïse : « Fait le tabernacle selon le modèle qui t’a été révélé sur la montagne (Ex25,9, 40).
[4] D’ailleurs, selon le calendrier hébraïque, Abraham et la fondation du peuple juif arrive 1948 ans après la création du monde qui aurait eut lien en -3761 (selon notre calendrier).