Article 3 sur un total de 4 pour la série :

« Et Dieu vit que cela était bon » : la mort et la douleur dans l’ordre créé


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C’est la création tout entière qui est bonne

Comment pouvons-nous considérer la mort et la douleur présentes dans l’existence animale comme faisant partie de la bonne création de Dieu ? On peut trouver un angle d’approche dans l’argumentaire d’Augustin. Influencé par la philosophie grecque, Augustin voyait le Dieu éternel comme le seul incarnant le bien parfait, en vertu de son caractère absolument immuable. Toute la création est transitoire et sujet à changement, et par conséquent d’une bonté moindre. Cependant, toute chose créée par Dieu est bonne. Le bien chez les créatures mortelles doit être apprécié en regard de leur état de natures créées et de leur place dans la totalité de l’ordre créé. Si nous échouons à percevoir le bien dans cette totalité, c’est parce que nous y sommes intégrés. Augustin écrit :

Lors donc que nous voyons certaines choses périr pour faire place à d’autres qui naissent, les plus faibles succomber sous les plus fortes, et les vaincues servir en se transformant aux qualités de celles qui triomphent, tout cela en son lieu et à son heure, c’est l’ordre des choses qui passent. Et si la beauté de cet ordre ne nous plaît pas, c’est que liés par notre condition mortelle à une partie de l’univers changeant, nous ne pouvons en sentir l’ensemble où ces fragments qui nous blessent trouvent leur place, leur convenance et leur harmonie.[i]

Et d’ajouter plus loin :

Ainsi toutes les natures, dès là qu’elles sont, ont leur mode, leur espèce, leur harmonie intérieure, et partant sont bonnes. Et comme elles sont placées au rang qui leur convient selon l’ordre de leur nature, elles s’y maintiennent.[ii]

Ces êtres destinés à mourir promeuvent le bien de la totalité en tenant le rôle qui leur est dévolu dans le plan que Dieu a conçu pour régir l’univers.

Dans cette conception de la bonté de la création, l’expérience de la douleur et de la souffrance de la vie animale individuelle est englobée dans la bonté et la beauté de la création dans son intégralité. En dehors de la théodicée augustinienne, se profile l’argument de Leibniz selon lequel Dieu créa « le meilleur des mondes possibles »[iii]. Cependant, cette invocation de la bonté de la totalité du monde n’éclaire pas le noyau du problème de la théodicée, qui concerne le mal naturel. C’est la souffrance de la créature individuelle qui suscite notre questionnement sur la bonté de Dieu. Comme le souligne Christopher Southgate,

Le fond du problème n’est pas celui de l’ensemble du système ou de la bonté globale, mais le défi auquel le chrétien est confronté lorsque sont mis en perspective la bonté de Dieu et les cas particuliers de souffrance innocente.[iv]

La souffrance des créatures individuelles focalise d’autant plus l’attention que, d’après le témoignage des Écritures, Dieu n’est pas éloigné de la création mais immanent dans celle-ci[v]. Augustin éluda cette difficulté en considérant Dieu, éternel et immuablement bon, comme incapable d’être affecté négativement par sa création mortelle. Mais si Dieu se soucie vraiment du moineau, alors la souffrance de toute vie individuelle créée doit compter pour lui et pas seulement pour nous.

 

La liberté donnée à la création en tant que geste de l’amour divin

À la différence du point de vue augustinien décrit ci-dessus, la thèse expliquant le mal naturel comme un « processus libre » prend très au sérieux l’immanence de Dieu dans la création. En tant qu’expression de l’amour divin, Dieu a offert à la création une liberté qui est à l’œuvre dans le processus même de la création. Même si Dieu soutient les processus naturels, les conséquences particulières de ces processus ne sont pas dictées par lui. Par voie de conséquence, la thèse du « processus libre » pour expliquer le mal naturel s’apparente à celle du « libre arbitre » pour rendre compte du mal moral. John Polkinghorne indique à ce sujet que

Dieu accorde le même respect aux processus du monde qu’aux actions de l’humanité [vi].

 

Pour qu’une telle liberté soit donnée, il fallait que Dieu limite son propre pouvoir de contrôle sur la création et se rende lui-même vulnérable à celle-ci. La création non humaine peut agir d’une manière qui afflige Dieu. Comme le souligne W. H. Vanstone dans son livre The risk for love (Le risque de l’amour), l’amour authentique se caractérise par les vertus du don de soi, de la vulnérabilité et de la précarité. Cet amour d’ « abnégation » est un caractère central de Dieu – de ce que Dieu est – et il s’exprime pleinement en Christ. Ainsi, selon Vanstone,

L’activité de Dieu dans la création se doit d’être précaire. Elle doit se dérouler sans plan établi de manière assurée. Son cheminement, comme tout cheminement dans l’amour, suit nécessairement une pente progressive – où chaque étape est un pas précaire vers l’inconnu, où chaque triomphe contient potentiellement une nouvelle tragédie et où chaque tragédie peut être rachetée et transformée en un plus grand triomphe (…).[vii]

La nature, dans sa liberté, comprend la douleur et la souffrance, mais ces « tragédies » peuvent être rachetées. Vanstone écrit :

Quand le potentiel destructeur est activé, nous comprenons la tragédie de la nature ; et nous découvrons aussi quelquefois, en dehors de la matérialité de la tragédie, que l’inventivité infinie de la nature engendre la possibilité d’un nouveau type ou d’une nouvelle échelle de triomphe.[viii]

 

Les processus destructeurs contenus dans l’ordre créé offrent des possibilités de nouvelle vie – y compris la nouveauté biologique et une plus grande richesse et diversité de la biosphère. La souffrance et la mort inscrites dans la création donnent matière à de nouvelles possibilités de création, et elles sont de ce fait rachetées. Cet argument est souligné par Holmes Rolston III. Selon lui, le monde est un lieu de souffrance, de « pathos », et c’est à travers cette souffrance que la création s’élève vers « quelque chose de plus haut ». Et d’ajouter :

cet élément pathétique dans la nature est perçu dans la foi comme se situant au niveau logique le plus profond du pathos de Dieu. Dieu n’est pas simplement l’architecte bienveillant, il est plutôt le rédempteur souffrant.

La nature est « cruciforme » parce que le Créateur est le crucifié. Les créatures en souffrance participent de ce pathos divin, et

 Dieu, pas moins que ses créatures, souffre lui aussi afin de procurer à ses créatures une vie plus abondante [ix].

 

Georges Murphy a, d’une façon comparable, soutenu que la théodicée chrétienne doit commencer par la croix. Notre compréhension de l’autolimitation de Dieu est fondée sur la théologie du crucifié. En conséquence, nous reconnaissons que Dieu partage le prix nécessaire pour garantir la liberté et l’intégrité de la création. Il souffre avec le monde du mal qui s’y déploie –

Les souffrances du monde sont les stigmates de Dieu [x].

 

Notre monde, avec ses qualités apparemment indissociables de beauté stupéfiante, de créativité bouillonnante et de souffrance innocente, peut sans doute être intelligible du point de vue théologique si nous le concevons comme une création d’amour, réalisée par un Dieu d’abnégation qui entra dans la création et en partagea la souffrance. Comme cela est écrit dans le poème cité en introduction de cet article,

l’univers est pour lui comme une Crucifixion.

Il n’en demeure pas moins qu’à tort ou à raison, nous souhaitons toujours connaître le sens de la souffrance innocente à l’échelle de la vie de la créature individuelle[xi]. N’y a-t-il pas autre chose qui puisse être dit à ce sujet ?

 

La création, environnement propice pour le développement de l’âme

Selon C. S. Lewis, un univers régi par la loi, marqué par la constance et la prédictibilité, mais aussi par la possibilité de souffrir et de mourir, répond à une nécessité logique pour un monde fait d’âmes libres incarnées[xii]. L’idée a d’autre part été avancée que la main de Dieu devait être largement mais pas totalement cachée pour que s’exprime la vraie liberté. Robert Wennberg suit cette ligne de pensée en affirmant que l’existence de la douleur et de la souffrance animales contribue à créer les conditions d’un environnement au sein duquel le libre arbitre et le « développement de l’âme » peuvent s’exprimer au mieux. L’auteur part du principe que le but de Dieu dans la création est de

faire naître des agents spirituels moraux capables de cheminer librement vers la connaissance et l’amour de Dieu.

Il ajoute qu’un environnement où le pouvoir et la gloire de Dieu seraient immensément présents et où la menace de la douleur et de la souffrance serait éliminée n’ouvrirait pas un « espace » propice pour que s’exercent pleinement des choix libres. À l’inverse, un monde dépourvu de signes de la présence de Dieu et cependant rempli de douleur et de souffrance rendrait « démesurément difficile » l’engagement vers un Dieu d’amour. Une voie médiane est nécessaire :

Un monde ambigu fait de signes de la présence de Dieu, mais aussi de manifestations telles que le mal physique, y compris la souffrance animale, qui nous invite à nous arrêter, à réfléchir ; un environnement qui ne nous dicte pas, ni ne nous impose, une croyance – un environnement qui laisse place à une liberté humaine appropriée.[xiii]

 

C’est sans doute chez John Hick, dans son livre Evil and the God of Love (Le mal et le Dieu d’amour), que cette théodicée du « développement de l’âme » est la mieux énoncée. Dieu créa un environnement qui n’est pas seulement propice à la liberté individuelle, mais aussi au développement d’une humanité centrée sur Dieu. Le genre humain n’a pas été créé à l’état de perfection absolu, mais plutôt à l’état de « matière brute », afin que Dieu prolonge son travail et nous façonne à son image et à sa ressemblance. Ainsi, le but de Dieu n’était pas de créer un paradis hédoniste, mais un environnement favorable au développement de l’âme. Hick écrit :

(…) nous devons reconnaître que la présence du plaisir et l’absence de souffrance ne peuvent pas être le but suprême et premier pour lequel le monde existe. Ce monde est plutôt un lieu de développement de l’âme. Et sa valeur ne peut être jugée à l’aune du plaisir ou de la souffrance qui s’y déploient à un moment donné, mais en fonction de son adéquation au but du monde, celui du développement de l’âme.[xiv]

 

Le genre humain se perfectionne à la faveur d’une vie de choix et d’enjeux moraux ; et les luttes et les souffrances de la vie révèlent les potentialités humaines.

Plus loin, Hick nous interpelle en nous faisant imaginer les conséquences d’un monde où la souffrance n’aurait non seulement pas eu lieu, mais ne pourrait pas survenir. Son argument mérite qu’on s’attarde sur cette longue citation :

« (…) un des traits les plus marquants de ce monde réarrangé serait qu’il n’entraînerait nul besoin de comprendre la nature et d’apprendre à anticiper et gérer ses mutations (…). Disons-le à nouveau, dans un monde sans douleur, l’homme n’aurait pas besoin de gagner sa vie à la sueur de son front ou en usant de l’ingéniosité de son cerveau. Parce qu’en bannissant toute souffrance, nous bannissons toute faim et soif violentes, et toute sensation excessive de chaud ou de froid ; et en les excluant nous rendons inutiles toutes les activités (…) par lesquelles les hommes ont repoussé ces conditions éprouvantes. L’existence humaine n’impliquerait aucun besoin de fournir des efforts, aucun type de défi, aucun problème à résoudre ou difficulté à dépasser, aucune exigence liée à l’environnement qui requerrait l’aptitude de l’homme ou son inventivité. Rien n’aurait besoin d’être évité ou recherché ; aucune occasion de coopération ou d’entraide ne surviendrait ; aucune motivation ne serait ressentie pour le développement de la culture ou la création d’une civilisation« .[xv]

Nos vertus humaines et nos forces morales se manifestent à travers nos luttes dans la création. La ressemblance au Christ à laquelle nous sommes appelés en tant que nous sommes ses images-témoins (le sacrifice de soi, la miséricorde, la compassion, le pardon) s’exprime dans un contexte où les besoins et la souffrance des autres existent. Je dirais même que la mort physique fait partie du « développement de notre âme ».

Aussi vrai cela soit-il, le développement de l’âme humaine ne constitue pas un point d’appui approprié pour rendre compte d’une théodicée de la souffrance animale. Il ne justifie la souffrance animale que du point de vue du bien humain. Il se peut toutefois que la notion de « développement de l’âme » contienne les germes d’une approche possible de la souffrance dans la création non humaine qui pourrait s’avérer pertinente pour traiter la question de la vie animale individuelle.

 

C’est ce que nous verrons en dernière partie…

 


Notes

[i] Augustin d’Hippone, La Cité de Dieu, livre XII, chapitre IV (source française utilisée : wikisource.org).

[ii] Ibid., livre XII, chapitre V (source française utilisée : wikisource.org).

[iii] La théodicée de Leibniz est examinée par John Hick dans Evil and the God of Love,154-66. Dans la phrase suivante, Hick cite Leibniz : « Non seulement [Dieu] tire de grands biens à partir [des maux], mais il les trouve associés aux plus grands biens possibles, de sorte que ce serait une faute de ne pas les autoriser » (p. 158).

[iv] Christopher Southgate, The Groaning of Creation, Louisville, KY : Westminster John Knox Press, 2008, 13.

[v] Dans son livre Science and Providence: God’s Interaction with the World (Boston, MA : Shambhala New Science Library, 1989), John Polkinghorne exprime l’idée ainsi : « Plus on insiste sur l’action spécifique de Dieu dans le monde, plus s’affirme l’idée que le monde est assujetti à sa volonté délibérée et plus s’avive le problème de l’existence généralisée du mal dans le monde » (p. 59).

[vi] Ibid., 67.

[vii] W. H. Vanstone, The Risk of Love, New York : Oxford University Press, 1978, 62-3.

[viii] Ibid., 85.

[ix] Holmes Rolston III, « Does Nature Need to Be Redeemed? », Zygon 29, juin 1994 : 205-29.

[x] George Murphy, The Cosmos in the Light of the Cross, Harrisburg, PA : Trinity Press International, 2003, 87.

[xi] Christopher Southgate soulève un autre problème en s’efforçant d’appliquer le concept d’une création cruciforme à l’expérience de la souffrance de la créature individuelle. Dans son livre The Groaning of Creation, il écrit : « Il importe aussi de repérer les différences profondes entre la passion du Christ et le “mystère de la passion” de l’évolution. D’abord, la vie cruciforme fut choisie par Jésus, et c’est de ce choix que découle la puissance salvatrice de son amour. Très différente est la détresse des “victimes” de l’évolution dont la souffrance fut imposée par Dieu pour le bien durable d’autrui. La souffrance des innombrables victimes de l’évolution n’est pas librement choisie » (p. 50).

[xii] Lewis, The Problem of Pain, 34 (Trad. de Marguerite Faguer : Le problème de la souffrance).

[xiii] Wennberg, « Animal Suffering and the Problem of Evil »,137-8.

[xiv] Hick, Evil and the God of Love, 295.

[xv] Ibid., 342-3.

 

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