Dans un article précédent, nous avions évoqué le paradoxe de la foi par rapport aux preuves et fait une allusion rapide à Kierkegaard.

Prenons un moment dans cet article pour aborder la pensée de cet auteur et présenter sa célèbre notion de paradoxe absolu.

Les Miettes philosophiques Kierkegaard

Qui est Kierkegaard ?

Søren Kierkegaard est un philosophe danois du XIXe siècle réputé pour son exploration de la condition humaine, en particulier en ce qui concerne la foi et l’existence. Il a inspiré de nombreux philosophes et théologiens du XXe siècle.

Son ouvrage Miettes philosophiques  est une œuvre plutôt complexe, c’est dans cet écrit qu’il aborde le paradoxe absolu de la foi chrétienne, un concept qui a des implications profondes pour les croyants et les non-croyants

Les Miettes Philosophiques et le paradoxe absolu de la foi

Contexte et Problématique

Kierkegaard traite du paradoxe absolu dans Miettes philosophiques dans un contexte de critique de la philosophie de Hegel (qui prétendait pouvoir expliquer rationnellement tous les aspects de la réalité, y compris la religion) et de la théologie spéculative de son époque. Il cherche à mettre en évidence l’inadéquation de la raison humaine à comprendre le mystère de l’incarnation et la nécessité d’un saut de la foi. Cette critique est toujours d’une pertinence aigüe à notre époque.

Dans Miettes Philosophiques, le philosophe danois entame un dialogue avec Socrate. Kierkegaard a été à la fois inspiré et critique de la philosophie grecque. Il a repris certains de ses thèmes et concepts, tout en les transformant radicalement à la lumière de sa propre pensée sur l’existence et le christianisme.

Kierkegaard commence par poser une question apparemment simple, mais profondément paradoxale : peut-on enseigner la vérité ? Il s’appuie sur la figure de Socrate, qui, aidait ses interlocuteurs à découvrir la vérité en eux-mêmes comme lors d’un accouchement. Socrate pensait que tout homme porte en lui la vérité, mais qu’il ne peut l’apprendre de l’extérieur en raison d’un paradoxe fondamental : il est impossible de chercher ce que l’on sait déjà (sinon pourquoi le chercher ?) ou ce que l’on ignore complètement (on ne saurait même pas quoi chercher).

Dans la pensée grecque, connaître c’est faire revivre en soi une vérité  qui sommeillait là de toute éternité. Kierkegaard s’oppose à ce point de vue comme nous le verrons, la vérité ne siège par en l’homme, mais doit lui être communiquée (révélée).

Voici la question à laquelle cherche à répondre le philosophe au travers du paradoxe absolu : comment l’homme, être fini et temporel, peut-il entrer en relation avec Dieu, l’être infini et éternel ?

En entrée de chapitre, Kierkegaard est prêt à concéder aux philosophes grecs que l’homme est en capacité de se connaître lui-même (le fameux « connais-toi toi-même » de Socrate). Cela n’en demeure pas moins un paradoxe, mais l’auteur prévient :

Il ne faut pas penser de mal du paradoxe, car le paradoxe est la passion de la pensée, et le penseur sans paradoxe est comme l’amant sans passion : un médiocre sujet.

(p. 79.)[1]

Le Paradoxe absolu : Dieu qui se fait homme

Si la connaissance de soi-même ouvre déjà des portes au paradoxe que dire de la connaissance de Dieu ?  Sa transcendance dépasse de loin l’intelligence humaine, elle lui échappe, Kierkegaard le nomme « l’inconnu».

Mais qu’est donc cet inconnu contre lequel se heurte l’intelligence dans sa passion paradoxale, et qui va jusqu’à troubler la connaissance que l’homme a de soi ? C’est l’inconnu. Mais ce n’est pourtant pas quelque homme, dans la mesure où il le connaît, ni quelque autre chose qu’il connaît. Alors, nous allons appeler cet inconnu le dieu.

p. 82.

Il développe une liste d’arguments sur la futilité des tentatives de prouver l’existence de Dieu par la raison. Sans entrer dans tous les détails de cette partie, nous pouvons déjà bien cerner sa pensée en commentant cette affirmation :

Ma conclusion [dans un raisonnement] n’aboutit jamais à l’existence, mais elle en vient, et cela que je me meuve dans le monde sensible et palpable ou dans celui de la pensée. Ainsi, je ne prouve pas qu’une pierre existe, mais que cette chose, qui existe, est une pierre.

p. 83.

Que veut dire Kierkegaard ?

Il met en évidence une distinction fondamentale entre deux types de questionnement : l’existence d’une chose et la nature d’une chose existante.

  • L’existence d’une chose :
    • Il s’agit de savoir si quelque chose existe ou non. Par exemple, « Est-ce qu’une pierre existe ? ».
    • Kierkegaard considère que cette question relève de l’observation empirique et de la connaissance objective universelle.
  • La nature d’une chose existante :
    • Il s’agit de savoir ce qu’est une chose qui existe déjà. Par exemple, « Cette chose qui existe, est-ce une pierre ? ».
    • Kierkegaard estime que cette question relève de l’interprétation et de la compréhension.

En appliquant cette distinction à la question de Dieu, Kierkegaard affirme que :

  • On ne peut pas prouver l’existence de Dieu de la même manière que l’on prouve l’existence d’une pierre.
  • La question de Dieu est plutôt celle de la nature de cet être qui, selon la foi, existe déjà.
  • Il ne s’agit pas de savoir si Dieu existe, mais si ce qui existe est Dieu.

Le paragraphe sur la subjectivité tirera les implications de cette distinction dans la pensée de Kierkegaard.

Pour l’heure, poursuivons l’exploration de son concept du paradoxe absolu. Comme nous l’avons vu, Kierkegaard conteste le point de vue d’une vérité éternelle  intérieure et utilise également l’exemple d’un maître et d’un disciple pour illustrer son paradoxe. Dans une relation d’apprentissage ordinaire, le maître transmet des connaissances que le disciple peut comprendre et assimiler. Mais dans le cas de l’incarnation, le maître (Dieu) doit donner au disciple (l’homme) la capacité même de comprendre ce qui dépasse sa raison.

Car Dieu, étant absolument différent de l’homme, ne peut être compris par la raison humaine. Cette différence absolue rend impossible une compréhension rationnelle de Dieu. Pourtant, l’homme est poussé à chercher à comprendre cet inconnaissable, ce qui crée une tension insoluble :

si le dieu est absolument différent de l’homme, l’homme est absolument différent du dieu, mais comment l’intelligence le comprendrait-elle ? Ici, semble-t-il, nous sommes devant un paradoxe. Rien que pour savoir que le dieu est le différent, l’homme a besoin du dieu, et il apprend maintenant que le dieu est absolument différent de lui.

p 90

Kierkegaard illustre ce paradoxe par l’idée que Dieu, en tant qu’éternel, entre dans le temps à un moment précis, celui de l’incarnation. Dieu, l’être éternel et transcendant, s’est fait homme en la personne de Jésus-Christ. Ce paradoxe défie la raison humaine, car il est inconcevable pour elle que l’infini puisse se réduire au fini, que l’éternel puisse entrer dans le temps.

L’instant : la rencontre avec le paradoxe

Ce point de rencontre crucial entre le temps et l’éternité dans l’incarnation marque pour Kierkegaard, ce qu’il définit comme l’instant. Cet Instant, où l’éternel devient temporel, est un événement unique et singulier qui défie la logique humaine. L’éternel, qui semble exister de toute éternité, prend soudainement être dans le temps, ce qui est un paradoxe en soi.

Pour Kierkegaard, l’instant est aussi décision, car la rencontre avec le paradoxe absolu se produit dans un instant, un moment de décision existentielle où l’individu est confronté à la possibilité de la foi. Cet instant n’est pas un événement historique, mais une expérience intérieure où l’individu est mis au défi de croire en ce qui semble impossible.

Cet instant est crucial, car il marque le passage du stade de l’incompréhension à celui de la foi. La foi n’est pas une connaissance rationnelle, mais un saut dans l’inconnu, une confiance totale en ce qui dépasse la raison. C’est à Kierkegaard que l’on doit la paternité de l’expression désormais bien connue de « saut de la foi ».

En bref : Kierkegaard définit l’instant comme le point rencontre entre le temps et l’éternité, c’est-à-dire le moment où l’éternel (Dieu) entre dans le temps. Il l’assimile donc au paradoxe absolu, car la raison humaine ne peut s’en saisir, seule la foi le peut. C’est pourquoi l’instant est vu comme décision, car il est un point de rupture, où l’humain est confronté à la possibilité de l’éternité.

La subjectivité comme vérité : l’importance de l’individu

Kierkegaard met l’accent sur la subjectivité de l’individu dans sa relation avec le paradoxe absolu. La foi n’est pas une affaire collective, mais une expérience personnelle et intime.

Chaque individu est responsable de sa propre foi, de sa propre décision face au paradoxe. Il n’y a pas de garantie, pas de preuve, seulement la possibilité de croire.

La vérité, dans ce contexte, n’est pas objective, mais subjective. Elle réside dans la relation intime et passionnée de l’individu avec Dieu.

« La vérité est subjectivité, et la subjectivité est vérité. »

(Post scriptum aux Miettes Philosophiques p. 189.)

Revenons sur les  implications de la distinction entre : l’existence d’une chose et la nature d’une chose existante abordée plus haut à partir de l’analogie de l’existence d’une pierre :

La célèbre formule de Kierkegaard, « la subjectivité est la vérité », souligne que la vérité religieuse ne peut être atteinte que par un engagement personnel et non par une démonstration rationnelle.

Premièrement,  Kierkegaard veut montrer que la foi chrétienne n’est pas une preuve objective :

  • La foi n’est pas une conclusion logique ou une démonstration rationnelle.
  • C’est un engagement personnel et subjectif envers un être dont l’existence ne peut être prouvée.

Il montre ensuite l’importance de l’existence subjective :

  • Kierkegaard met l’accent sur l’expérience individuelle et l’engagement existentiel.
  • La question de Dieu n’est pas une question abstraite, mais une question qui concerne l’existence de chaque personne.

Sa toile de fond comme nous l’avons vu est la critique de la philosophie d’Hegel ou plus généralement du rationalisme :

  • Kierkegaard s’oppose aux tentatives de rationaliser la foi et de réduire l’existence à un système logique.
  • Il insiste sur l’importance du paradoxe et du mystère dans la relation avec Dieu.

Kierkegaard au travers de son analogie de l’existence d’une pierre souligne que la question de Dieu n’est pas une question d’existence objective, mais une question de foi et d’engagement subjectif envers un être dont la nature dépasse la compréhension humaine.

Les enjeux du paradoxe absolu

Comme on le voit, le paradoxe résiste à l’intelligence. Kierkegaard décrit alors deux attitudes possibles face à cette résistance :

La première consisterait à refuser ce conflit de qui reviendrait à renforcer davantage la contradiction. En cherchant à tout prix à résoudre ce conflit, nous affirmons alors le scandale de la limite de notre intelligence. Or pour Kierkegaard, « le scandale est pourtant une souffrance »  et cette voie se trouvera vite être une impasse.

Mais il existe une autre manière pour notre intelligence d’approcher le  paradoxe, que  Kierkegaard  qualifie de « rencontre heureuse » : l’intelligence peut accueillir le paradoxe sans chercher à le résoudre, accepter ses limites. C’est ce que l’on appelle « la foi » :

Mais comment le disciple arrive-t-il à entrer en contact avec ce paradoxe, car nous ne disons pas qu’il le comprenne, mais seulement qu’il comprenne qu’il est en sa présence ? Comment cela arrive, nous l’avons déjà montré, cela arrive quand le choc de l’intelligence et le paradoxe est une heureuse rencontre dans l’instant, quand l’intelligence se résorbe et que le paradoxe s’abandonne ; […] cette passion heureuse, à laquelle nous allons maintenant donner un nom, […]. Nous l’appellerons foi/p.

108-109

Les enjeux pour la foi chrétienne

Pour le croyant, le paradoxe absolu est le fondement de la foi chrétienne. Il implique une remise en question de la raison et une acceptation de l’incompréhensible. La foi n’est pas une évidence, mais un choix constant, une lutte contre le doute et l’incertitude.

Kierkegaard insiste sur le fait que la foi est une passion, un engagement total de l’individu. Elle n’est pas une simple adhésion à des dogmes, mais une transformation de l’existence.

Les enjeux pour le non-croyant

Pour le non-croyant, le paradoxe absolu peut sembler absurde et irrationnel. Cependant, Kierkegaard invite à une réflexion sur les limites de la raison et sur la possibilité d’une vérité qui dépasse l’entendement humain.

Le non-croyant peut être confronté à la question de savoir si la raison est la seule voie d’accès à la vérité. Kierkegaard suggère que la foi est une autre forme de connaissance, une connaissance existentielle qui ne peut être réduite à des concepts rationnels.

Conclusion

En résumé, nous avons vu que Kierkegaard aborde le paradoxe absolu dans Miettes philosophiques dans le but de :

  • Critiquer les tentatives de rationalisation de la foi et mettre en évidence l’irréductibilité de la foi à la raison.
  • Défendre la subjectivité et l’existence individuelle.
  • Souligner l’importance de la décision et de l’engagement dans la relation à la foi.

Ce texte reste une œuvre majeure pour comprendre la pensée existentielle et la critique de la rationalité abstraite au profit d’une foi vécue et incarnée.

Le paradoxe absolu de Kierkegaard est une invitation à repenser la foi et la raison. Il nous confronte à nos propres limites et nous invite à explorer les confins de l’existence humaine.

Que l’on soit croyant ou non-croyant, la pensée de Kierkegaard nous propose et nous invite à une réflexion sur le sens de la vie, sur la nature de la vérité et sur la possibilité d’une rencontre avec l’inconnu.


Notes

[1] Les citations sont tirées du premier ouvrage cité dans la bibliographie aux éditions POINTS.

Bibliographie

Sören Kierkegaard, Les Miettes philosophiques, Points, 1996

Kierkegaard : lecture suivie, collection les Philosophes, 2016

https://la-philosophie.com/kierkegaard-philosophie

https://books.openedition.org/pucl/2269?lang=en