Paul Ricoeur, « Vérité et mensonge »

Je vous propose ici une petite synthèse personnelle (et donc forcément partielle) d’un article de Paul Ricoeur, « Vérité et mensonge », paru en décembre 1951 dans la revue Esprit. Vous pouvez le retrouver en ligne, sur ce lien.

 

N.B. : l’article étant long, et proposant différentes argumentations complexes, intéressantes en elles-mêmes, mais qui parfois m’éloignaient de la compréhension de ce que l’auteur cherchait à dire, j’ai pris la liberté de synthétiser et même de ne pas entrer dans le détail de certaines lignes argumentatives, notamment sur les autorités cléricale et politique, afin de garder le cap sur le problème principal de l’article, à savoir l’interaction entre vérité et mensonge et le problème de leur unité ou multiplicité.

 

Au point de départ de la réflexion, il y a ce désir et cette tendance à opposer l’unité de la vérité au mensonge qui est légion : on a en effet tendance à penser qu’il n’y a qu’une seule vérité, mais qu’on peut inventer une quantité de mensonges pour dissimuler la même vérité. C’est cette opposition qui sera remise en question et pensée par l’auteur.

Ricoeur cherche à montrer que la vérité ne peut pas être une dans ce monde, que vouloir l’unifier est à la fois une demande de la raison qui est grande et belle et un acte de violence dès lors qu’on cherche à imposer cette unité par le pouvoir, qu’il soit clérical ou politique ; il cherche à montrer que l’esprit de mensonge n’est jamais loin de l’esprit de vérité. Il y a donc une tension entre désir d’unité de vérité qui est bon, mais qui doit se penser dans la sphère temporelle de l’avenir, et le désir d’imposer l’unité de la vérité ici et maintenant, qui est tentation du pouvoir et qui se situe du côté du mensonge, tout en se revendiquant du côté de la vérité.

 

L’esprit de vérité n’irait pas, donc, sans une forme d’humilité, qui reconnaît ses propres limites et ne cherche pas à les outrepasser ; chercher à les outrepasser, même avec la meilleure intention du monde, c’est passer du côté du mensonge. Et cet esprit passerait par la reconnaissance qu’il existe différents ordres de vérité qui sont autonomes tout en état en interaction les uns avec les autres. Ces ordres de vérité sont eux-mêmes pris dans des tensions qui leur sont propres, que ce soit la tentation du dogmatisme, ou la tendance à questionner ; et ils sont enchevêtrés dans des passions, ou pathos qui leur sont propres aussi. Pour comprendre le rapport entre vérité et mensonge, Ricoeur fait donc jouer ces différents paramètres :

  • les différents ordres de vérité
  • Leurs interactions
  • La dimension temporelle : histoire ou avenir ?
  • Les tensions propres à chaque ordre de vérité
  • Les passions propres à ces différents ordres

 

Pas clair ? Allons voir en détail.

 

I – Différenciation des ordres de vérité

Ricoeur commence par montrer que depuis la Renaissance (nous nous situons en Europe), on constate un processus de pluralisation de l’existence humaine : c’est-à-dire qu’on renonce peu à peu aux grandes synthèses où la science relevait d’une grande métaphysique, liée à la religion et à un ordre politique ; au contraire, on observe une différenciation des sphères de l’existence humaine, qui conduit à des différenciations des ordres de vérité : ainsi, une vérité scientifique n’est pas une vérité religieuse, par exemple. Et dire cela ne va pas de soi, encore aujourd’hui. Car s’il est vrai que Dieu a créé le monde (vérité théologique ou religieuse), la vérité scientifique selon laquelle le monde est soumis à un processus d’évolution, qui aurait commencé avec ce qu’on appelle le Big Bang, que la vie est le fruit du hasard et de la sélection naturelle, est-elle compatible avec cette vérité religieuse ? Mais si ces vérités ne sont pas compatibles, quoi faire ? Renoncer à l’une d’entre elles et affirmer, au nom de l’unité de la vérité, que l’une des deux est fausses (position athée et position créationniste) ? Ou renoncer à l’unité de la vérité, et admettre qu’il en existe plusieurs ordres ?

 

Même au sein de la science, qu’on voudrait une, on constate de plus en plus de spécialisations, avec des méthodes qui sont propres à chaque science, et qui ne se laissent pas unifier aisément. Ainsi l’ordre de vérité de la science possède une certaine autonomie. Mais en même temps, la science existe au sein d’une culture humaine, et n’y est pas imperméable : elle conduit forcément à des questions qui sont politiques. Par exemple, le travail scientifique autour du nucléaire a eu des conséquences politiques, militaires, économiques. Cependant le scientifique ne peut plus s’y intéresser en tant que scientifique, mais  en tant que membre d’une société ou d’un monde politique, selon des principes éthiques ou sociaux ou politiques, mais non scientifiques.

 

Il existe donc plusieurs ordres de vérité, qui sont autonomes : vérité scientifique, vérité éthique, vérité esthétique, etc. Ils sont autonomes, c’est-à-dire que la science en tant que telle ne peut rien dire de l’éthique, et l’éthique en tant que telle ne peut rien dire de l’esthétique, parce que chaque ordre reconnaît une vérité selon des critères déjà définis (par exemple, les critères de la science expérimentale sont très précis pour reconnaître une vérité scientifique). Mais si ces ordres sont autonomes, ils ne sont pas imperméables pour autant. Et Ricoeur introduit la notion de cercle, pour contrer cette tendance que l’on a à hiérarchiser différents ordres. Ainsi, il ne s’agit pas de se demander quelle vérité est plus haute, ou meilleure, ou plus rigoureuse que l’autre ; mais quelles sont les interactions qui existent entre ces différents ordres, sans pour autant les confondre. Ainsi du rapport entre vérité scientifique et vérité éthique : si la science ne peut rien dire de l’éthique, on ne peut nier pour autant qu’il existe une interaction entre science et éthique : faut-il développer la bombe H ? Le scientifique peut répondre en terme d’intérêt scientifique ; mais en tant qu’homme, il peut aussi répondre d’un point de vue éthique, comme ces nombreux scientifiques qui ont refusé de travailler sur le projet, non pour des raisons scientifiques, mais pour des raisons éthiques. Il y a bien interaction, mais pas de hiérarchie a priori entre ces différents ordres.

Ricoeur va même plus loin, il parle d’un « processus d’exclusion et d’enveloppement mutuel »[1], c’est-à-dire qu’il ne s’agit pas seulement d’interactions de cercles imperméables les uns aux autres, mais ces différents ordres de vérité à la fois s’excluent mutuellement (par exemple, la science se pose des questions qui excluent les questions éthiques ou esthétiques ; et l’esthétique cherche à produire une œuvre indépendamment d’un devoir éthique), et s’enveloppent mutuellement, c’est-à-dire qu’on ne peut vraiment penser la science sans l’éthique, ni l’éthique sans la science : on se retrouve dans une relation que Ricoeur appelle dialectique, où chaque moment de la relation (enveloppement, exclusion) se renvoie l’un à l’autre. Chaque cercle est donc à la fois indépendant, et se pense par lui-même ; mais chaque cercle est enveloppé par les autres, et enveloppe les autres aussi. Par exemple, un fait scientifique se constate selon des critères purement scientifiques (indépendant) ; mais le fait scientifique renvoie aussi à des questions éthiques (il enveloppe). Et les questions éthiques se pensent par elles-mêmes ; mais elles ne peuvent pas ne pas être travaillées par des questions scientifiques, et par un savoir scientifique qui traverse notre culture (il est enveloppé).

 

En plus de ces interactions, chaque ordre de vérité est travaillé à l’intérieur par une double tendance, qui est contraire : tendance à dogmatiser, d’une part (fixer les choses une fois pour toutes) et tendance à problématiser, d’autre part (questionner, interroger, remettre en question). Par exemple, la vérité théologique cherche à se soumettre à la Révélation et à la comprendre, et à fixer des dogmes une fois pour toutes ; mais cette obéissance à la Révélation peut aussi être questionnante. On peut le penser aussi pour la vérité scientifique, qui n’aime pas tellement remettre en question ses théories, mais qui, par ses recherches, ne peut pas ne pas les questionner non plus. Reste à savoir quelle tendance l’emporte. Car tout questionner, tout problématiser sans cesse empêche de fixer une vérité quelle qu’elle soit ; le sol se dérobe sans cesse. Mais dogmatiser et refuser toute remise en question semble aussi aller à l’encontre de la recherche de la vérité.

 

Ce qu’on comprend, donc, dans cette première partie, c’est que :

  • Il existe plusieurs ordres de vérité, qui ont leurs propres principes.
  • Que cette pluralisation des ordres est le produit de l’histoire.
  • Ces ordres de vérité s’englobent mutuellement, sans pour autant porter atteinte aux principes propres à chaque ordre.
  • Chaque ordre de vérité est travaillé à l’intérieur par une tension entre dogmatisme et problématisation.

 

Ce qui conduit assez logiquement à se poser la question de l’unité de la vérité : y a-t-il plusieurs vérités, propres à chaque ordre, où tous ces ordres conduisent-ils à une vérité une ?

 

 

II – L’unité comme tâche et comme faute : la synthèse cléricale/la synthèse politique.

On observe donc une pluralisation de l’existence humaine l’histoire, avec une multiplication des ordres de vérité. Mais il existe un désir profond d’unité qui est au principe (=point de départ) et la fin (= le but) des vérités ; ce désir est de l’ordre du sentiment que l’unité est bonne et belle, et surtout, qu’elle est. On ne peut s’empêcher de sentir que la vie est une, qu’il y a une forme de cohérence, d’harmonie, d’unité profonde du monde et de la vie. Le désir de vérité s’accompagne alors de ce désir de comprendre l’unité du monde et de la vie. Autrement dit, le désir profond de vérité est aussi un désir d’unité, ce qui provoque une tension avec la multiplicité des vérités que l’on observe pourtant. On peut alors penser que la recherche de la vérité est aussi une recherche de l’unité sentie (un seul principe qui explique le fonctionnement du monde physique et qui unifie toutes les sciences ; principe cohérent qui explique la nature humaine, Dieu, etc…).

 

Mais dès que cette unité devient une tâche et entre dans l’histoire, elle s’accompagne de violence. L’unité réalisée, c’est-à-dire incarnée, du vrai, qui cherche à devenir réelle dans le monde historique, est le mensonge initial. Elle est mensonge, parce qu’elle prétend avoir atteint l’unité, et que, selon l’expression de Ricoeur, « c’est toujours trop tôt »[2]. C’est, par exemple, cette folie du Grand Bond en avant en 1958 où Mao, considérant que tout pouvait être expliqué par la théorie communiste, donc que tout était unifié par la vérité communiste, avait ordonné qu’on rapproche les semis afin d’augmenter le rendement d’un champ et de gagner en autonomie alimentaire, en s’appuyant sur l’idée que des plants d’une même « classe », c’est-à-dire d’une même espèce, ne pouvaient entrer en concurrence les uns avec les autres et se laisseraient, par solidarité de « classe », pousser, sans se battre pour la lumière ou l’eau. Unification violente d’un monde s’il en est, et qui conduisit à une immense famine (30 à 50 millions de morts estimés, ce qui en fait encore aujourd’hui la plus grande catastrophe humanitaire de l’histoire). On pourrait, d’ailleurs, étudier l’obsession des totalitarismes pour cette unité, qui ne conduit qu’à une négation de la réalité, comme si la multiplicité de la réalité résistait à toute tâche d’unification.[3]

 

Le mensonge apparaît quand la tâche d’unification va de pair avec l’autorité, qui n’est ni un mal en soi, ni coupable en soi, mais qui est l’occasion des passions du pouvoir. C’est cette tentation du pouvoir qui peut accompagner l’autorité, qui vient s’ajouter au désir de l’unité et d’imposer cette unité au monde, qui relève du mensonge. L’intention est belle et grande : unifier le monde, unifier la vérité ; mais elle est terrible, parce qu’elle est nécessairement violente et glisse ainsi, non dans le faux, mais dans le mensonge, c’est-à-dire dans la déformation du vrai. Autrement dit, la vérité et le mensonge ont une source très proche : un même désir, au fond, mais le mensonge dérape.

 

On trouve cette même tentation dans l’Eglise, tentation que Ricoeur appelle cléricale et qu’il distingue de l’ecclésial. La vérité dans l’Eglise est considérée comme une personne : Jésus est la Vérité. La Bible est un témoignage rendu à cette personne. Cette Parole est intrinsèquement investie d’une autorité incontestable, en tant qu’elle est soumise à l’autorité de la personne qui est la Vérité. La tâche de la théologie est alors de comprendre ce témoignage, le mieux possible, et de chercher à le retranscrire et à le transmettre à une communauté ecclésiale. Mais la tentation cléricale est de chercher à exercer cette autorité directement sur les hommes, en affirmant que l’unité de la vérité, que l’unité du monde est déjà réalisée. Et donc, qu’il faut s’y soumettre. Et s’y soumettre, c’est se soumettre à la vision de l’Eglise, se soumettre à l’autorité de l’Eglise. Ainsi, un Galilée qui remettrait en question la fixité de la Terre peut être perçu comme une menace à l’unité de la vérité censée être déjà réalisée, déjà connue, selon laquelle le monde est fixe, puisqu’il a été fixé solidement par Dieu. Ainsi, un Darwin peut être considéré comme une menace à l’unité déjà réalisée de la vérité biblique qui affirme que le monde a été créé en 7 jours, c’est tout. Cette tentation cléricale bascule dans le mensonge parce qu’elle affirme que la vérité est déjà connue, quand elle ne l’est pas.

 

Historiquement, c’est la tentation cléricale qui est première, puisqu’elle est la première a avoir été investie d’une autorité qui ne souffrait pas de limites, notamment au Moyen-Age. La tentation politique a suivi, quand le monde occidental s’est sécularisé. L’idée importante étant que cette tentation de soumettre le monde à l’unité d’une vérité prétendue déjà comprise et totale ne peut venir que lorsqu’une position d’autorité est déjà occupée.

 

Qu’en est-il alors de l’unité de la vérité, que pourtant, l’on sent et désire ? Faut-il renoncer à ce désir et à cette recherche comme à une chimère ? Ce n’est pas exactement ce que soutient Ricoeur : l’unité sentie et espérée de la vérité du chrétien est une unité à venir, c’est celle du dernier jour, où tout sera révélé ; elle n’est pas appelée à être historique. Le temps de l’histoire, du temps qui passe, est un temps qui doit demeurer ambigu, et laisser ouvert les nombreuses dimensions de la vérité, dont on peut sentir confusément l’unité, mais qu’on ne peut imposer, sous peine de tomber dans le mensonge. Mais il est bon, selon lui, de garder l’unité de la vérité comme un horizon. Continuer à la chercher, donc ; mais ne pas prétendre l’avoir trouvée, et encore moins, l’imposer. Car paradoxalement, c’est au nom de la vérité que le mensonge commence.

 

Conclusion

Peut-on encore parler d’unité de la vérité par opposition au mensonge qui est légion ? Ricoeur voulait montrer que vérité et mensonge avaient une source plus proche qu’on ne le pensait. Quand il y a élaboration de la vérité (vérité comme système qui cherche à faire sens, pas juste la formulation d’un fait facile à constater), l’esprit de mensonge vient corrompre l’esprit de vérité. L’esprit du mensonge contamine l’esprit de vérité par le cœur : en faisant passer le désir d’unité, qui est le propre de l’esprit de vérité, et cette recherche d’une totalité, à une violente imposition de cette totalité, il corrompt la vérité elle-même. L’esprit de vérité cherche le total et l’unité. Et le glissement opéré par le mensonge se fait quand il y a un pouvoir sociologique possible, et passe par la voie cléricale ou par la voie politique, en tendant vers le totalitarisme, qui se caractérise notamment par la négation de la réalité. Comment, alors, rester fidèle à un esprit de vérité, qui se tienne loin de toute violence ? 

 

Ricoeur propose plusieurs tâches de l’esprit de vérité :

  1.  Respecter la complexité des ordres de vérité. Refuser la hiérarchie de ces vérités et les penser plutôt en terme de cercle.
  2.  Conserver et garantir l’autonomie de la recherche scientifique, sans se lamenter sur la déshumanisation opérée par elle ; l’objectivité est une grande aventure, qui atteint une vérité qui est de son propre ordre.
  3.  Répugner à la littérature et aux arts dits engagés : l’art servira mieux son temps s’il se cherche lui-même. Il atteindra aussi la vérité de son propre ordre.
  4.  Refuser l’idée de la politique comme science : la laisser dans un domaine du probable, où l’on s’inspire des différentes hypothèses d’interprétation de l’histoire pour réformer la cité.
  5.  Pour les chrétiens, retrouver le sens eschatologique de l’unité du vrai. « Peut-être alors le chrétien saurait-il vivre dans la plus extrême multiplicité des ordres de vérité, avec l’espérance, « un jour », de comprendre l’unité, comme il serait compris par elle. »[4]

 

 


Notes

[1]Art. cité, p.757

[2]Art. cité,p.764

[3]Pour une bonne introduction, on pourra lire Qu’est-ce que le totalitarisme, Florent Bussy, Vrin. L’exemple du Grand Bond en avant en est tiré.

[4]Art. cité, p.778