Crédit illustration : Ensemble de Mandelbrot – Binette228 [CC BY-SA 3.0], via Wikimedia Commons

 

*Je n’ai pu m’empêcher d’emprunter le titre du livre d’Albert Frossard, Dieu existe, je l’ai rencontré, même si je ne pas sûr d’avoir « rencontré » les maths.

 

Contact avec les Maths

La mémoire joue parfois des tours mais il me semble me souvenir assez bien de ce moment. C’était 2 ans après mon bac. Soumis à une ingestion massive de maths et de physique, je ne pouvais m’empêcher d’y réfléchir après les cours. Ma réflexion portait ce soir-là sur les lois qui régissent les champs électriques et magnétiques. On les appelle les équations de Maxwell. Elles font intervenir un arsenal mathématique que l’on appelle « dérivées partielles », découvert par Newton et Leibniz au XVII siècle.

Perdu donc dans mes rêveries de promeneur Maxwellien, je me fis plus ou moins la réflexion suivante : « Comment se fait-il que des outils mathématiques abstraits issus de millénaires de progrès dans ce domaine, se trouvent soudain parfaitement adaptés pour décrire quelque chose de bien réel ? ».

 

J’ai bien vite appris que j’étais loin d’être le premier à m’étonner de la chose. Galilée n’avait-il pas écrit plusieurs siècles auparavant que

la nature est un livre écrit en langage mathématique  ?

 

Einstein aussi c’était posé la question :

Comment est-il possible que la mathématique, qui est un produit de la pensée humaine et est indépendante de toute expérience, puisse s’adapter d’une si admirable manière aux objets de la réalité ? [1]

 

Enfin, Eugène Wigner, Nobel de physique 1963, écrivit en 1960 un texte au titre aussi célèbre qu’explicite :

La déraisonnable efficacité des mathématiques dans les sciences naturelles [2].

 

 

Les maths existent !

Quelques réflexions plus loin, une hypothèse s’est imposée à moi : les maths existent. Elles ne s’inventent pas. Elle se découvrent. Et là aussi, je me suis rendu compte que bien d’autres étaient arrivés au même point. Cédric Villani par exemple médaille Fields 2010 :

 je suis de ceux qui croient qu’il y a une harmonie préexistante

Il s’agit, poursuit-il, d’

une  intuition non expliquée, d’une conviction personnelle et quasi religieuse  [3].

 

Citons aussi Alain Connes, autre médaille Fields nationale, cette fois en 1982 :

Deux points de vue extrêmes s’opposent sur l’activité mathématique. Le premier, dans lequel je m’inscris volontiers, est d’inspiration platonicienne : il postule qu’il existe une réalité mathématique, brute, primitive, qui préexiste à sa découverte. Un monde dont l’exploration passe par la création d’outils, comme il a fallu inventer les navires pour passer les océans. Le second point de vue est celui des formalistes ; ils nient toute préexistence aux mathématiques, estimant qu’elles sont un jeu formel, fondé sur les axiomes et les déductions logiques, donc une pure création humaine. [4]

Puis il ajoute,

Ce point de vue paraît plus naturel au non-mathématicien, qui renâcle à postuler un monde inconnu dont il n’a aucune perception. Les gens comprennent que les mathématiques sont un langage, mais pas qu’elles constituent une réalité extérieure à l’esprit humain. Les grandes découvertes du XXe siècle, en particulier les travaux de Gödel[5], ont pourtant montré que le point de vue formaliste n’est pas tenable. Quel que soit le moyen exploratoire, le système formel utilisé, il y aura toujours des vérités mathématiques qui lui échapperont, et l’on ne peut réduire la réalité mathématique aux conséquences logiques d’un système formel.  [6]

 

Les maths comme réalité propre

Comme l’écrit Roger Penrose au sujet des maths en général et de l’ensemble de Mandelbrot en particulier,

Tout se passe comme si la pensée humaine était guidée de l’extérieur par une vérité éternel – une vérité possédant une réalité qui lui est propre… L’ensemble de Mandelbrot n’est pas une invention de l’esprit humain : c’est une découverte. Tout comme le mont Everest, l’ensemble de Mandelbrot est tout simplement  »[7]

(italique dans l’original).

L’ensemble de Mandelbrot, les nombres de Bernoulli, la gogolplex-ième[8] décimale de Pi, les zéros non triviaux de la fonction zeta de Riemann, l’attracteur de Lorenz, le nombre minimum de couleurs nécessaires pour colorier une carte sans que deux pays de la même couleur se touchent (4), la liste est longue, infinie même… tous ces trucs-là existent.

 

Les maths et éveil spirituel

Connes, Villani, Penrose… j’étais finalement en bonne compagnie. Cette « conviction personnelle et quasi religieuse » comme le dit Villani, me familiarisa avec la possibilité que quelque chose de non matériel puisse exister. Ce fut probablement, avec la lecture de Hermann Hesse, le début de mon cheminement spirituel.

 


Notes

[1] Einstein, Geometry and Experience, 1921. Texte en anglais.

[2] Je n’ai pas trouvé de traduction française. Le texte anglais est ici.

[3] Pierre Cartier, Jean Dhombres, Gerhard Heinzmann, Cédric Villani, Mathématiques en liberté, La Ville Brûle, 2012, page 60.

[4] Interview d’Alain Connes par Sylvestre Huet dans Libération, le 1 décembre 2001.

[5] Comme le rappelle Alain Connes, l’un des théorèmes de Gödel stipule que quels que soient les axiomes dont on se dote, il existera toujours des énoncés vrais, mais impossibles à démontrer.

[6] Je recommande vivement l’excellent Matière à pensée, dialogue entre le platonicien Alain Connes et le neurobiologiste formaliste Jean-Pierre Changeux.

[7] Roger Penrose, L’esprit, l’ordinateur et les lois de la physique, 1993, pages 101-102 du chapitre 3 intitulé « Mathématiques et réalité ».

[8] Un Googolplex est un 1 suivi de 10100 zéros. On ne saura probablement jamais quelle est cette décimale de Pi, mais elle existe.