CERN, France – 25 Juin, 2019 : Une partie du Grand collisionneur de hadrons (LHC) est vue sous terre dans la partie française du CERN . — Image de Belish de Depositphotos.com.
Le constat de la revue Nature
Un article récemment publié dans la revue scientifique Nature indique que les articles et les brevets sont de moins en moins disruptifs, c’est-à-dire
de moins en moins susceptibles de rompre avec le passé de manière à donner une nouvelle orientation à la science et à la technologie.
Nature
Je ne conteste pas ces conclusions. Comment les expliquer ?
La recherche scientifique est-elle en panne et moins innovante ?
Je ne pense pas que les scientifiques soient plus bêtes qu’avant, qu’ils soient plus paresseux ou qu’ils soient désormais plus intéressés par les subventions que par la science. Je pense que la raison principale est simplement que nous avons déjà découvert tous les continents scientifiques qui étaient à notre portée[1].
Permettez-moi de m’expliquer.
Avertissements
Avertissement 1 : Je ne parlerai que de physique.
Avertissement 2 : Pour faire aussi court que possible, j’ai simplifié l’histoire et je me suis abstenu de bien des disgressions potentielles. De plus, je ne cite pas toutes les sources qu’il faudrait. Il y aurait plusieurs liens et/ou notes de bas de page dans chaque phrase. Mais je ne pense pas que ce qui suit soit révolutionnaire. Il suffit de taper les noms sur Google pour en savoir plus sur n’importe quel sujet.
Premier amour
Comment apprend-on des choses ?
On a une idée, puis on la teste par l’observation ou l’expérience. Ou l’inverse. Quoi qu’il en soit, sans observation ni expérience, il n’y a aucun moyen de savoir si votre idée tient la route.
Souvent, l’observation ou l’expérience vous indiquent que quelque chose cloche dans votre idée. Par exemple, l’orbite de Mercure, une observation, n’obéit pas à Newton. Ou encore, l’hydrogène chauffé dans un tube, une expérience, émet des longueurs d’onde de lumière discrètes. L’observation de Mercure ne nécessite qu’un télescope du 19e siècle et a été un élément, mais pas le seul, qui a donné naissance à la relativité générale. L’hydrogène dans un tube peut être chauffé dans une cuisine, et c’est un élément, mais pas le seul, qui a donné naissance à la mécanique quantique.
La relativité générale
On trouve donc la relativité générale. Elle fait du bon travail avec Mercure. Mais vous voulez d’autres tests. Vous prédisez donc comment la lumière devrait dévier près d’une étoile. L’observation est possible. Eddington l’a fait. Et la relativité générale est juste. De plus en plus de gens réfléchissent à des moyens de tester la relativité générale, ils peuvent faire les tests, et la relativité générale marche encore et encore. Elle marche si bien qu’elle finit par s’imposer dans la technologie : le GPS.
La mécanique quantique
On trouve également la mécanique quantique. Elle explique les expériences déjà réalisées. Mais vous voulez plus. Vous appliquez donc la mécanique quantique à toutes sortes d’éléments chimiques, de molécules, de métaux, de liquides et même d’étoiles. À chaque fois, vous faites une prédiction et vous pouvez faire l’expérience ou l’observation. Et ça marche.
C’est le temps du premier amour. Tout est nouveau.
Découvrir la relativité générale et la mécanique quantique fut comme découvrir deux continents scientifiques. Tout ce que vous voyiez n’avait jamais été vu. Tout ce que vous touchiez n’avait jamais été touché. Chaque idée était nouvelle. Et tant que vous pouviez faire des expériences ou des observations, vous pouviez savoir si vos nouvelles idées étaient bonnes ou mauvaises. C’est ainsi que vous avez continué à progresser. Une telle période produit nécessairement de la recherche disruptive. C’est comme découvrir l’Amérique : le sol sur lequel vous marchez n’a jamais été foulé (par un Européen, bien sûr), alors vous ne cessez d’annoncer de nouvelles trouvailles à Isabelle la Catholique, en inventant régulièrement des noms pour les endroits que vous découvrez.
Inflation des moyens requis
Mais au fur et à mesure que l’on découvre des choses, il faut à chaque fois des expériences ou des observations plus élaborées pour tester les nouvelles idées.
Pour faire progresser la mécanique quantique, il faut bientôt des accélérateurs de particules. L’inflation des moyens requis démarre. Certes, l’époque des expériences de cuisine est révolue, mais il est encore possible d’en faire. C’est ainsi que l’on continue à progresser. Comme le dit Andrew Strominger,
j’ai commencé mes études supérieures [vers 1978] à la fin d’une période faste pour la physique des particules, lorsque de nouveaux résultats sortaient des accélérateurs pratiquement chaque semaine et qu’il y avait une grande excitation.
A. Strominger
Ou comme le dit David Gross,
il aurait fallu des siècles pour trouver la QCD sans le grand, très grand nombre de faits et d’indices expérimentaux« , avant d’ajouter : « il n’y a rien de tel que l’expérience pour nous guider.
D. Gross
Pour continuer à faire progresser la mécanique quantique, il faut maintenant des machines de plus en plus couteuses. Et c’est finalement le LHC, une cuisine de 5 milliards d’euros, qui confirmera le boson de Higgs. 48 ans après sa prédiction.
On en arrive alors à un stade où l’on est coincé avec la mécanique quantique, parce que la nouvelle physique tant attendue n’apparaît pas au LHC, et qu’il faudrait une machine encore plus grosse pour la chercher, quelque chose que l’on ne peut pas construire, que ce soit pour des raisons pratiques ou monétaires.
En parallèle, vous souhaitez également faire progresser la relativité générale. Il est vrai qu’une partie de ces progrès, la partie GPS, est devenue aussi banale qu’un frigo. Mais vous voulez plus, comme par exemple, étudier les trous noirs. Et soudain, l’inflation des moyens requis s’amorce ici aussi. Pour suivre le mouvement de certaines étoiles autour du centre de la Voie lactée, où pourrait se trouver un trou noir (c’est le cas), vous avez besoin du télescope Keck, 10 mètres de diamètre, qui observe pendant une dizaine d’années. Ensuite, pour imager l’ombre d’un trou noir, il faut le télescope Event Horizon, qui n’est même pas un télescope, mais un réseau de télescopes répartis dans le monde entier.
Game over ?
En explorant les continents de la mécanique quantique et de la relativité générale, vous avez dû utiliser des outils expérimentaux de plus en plus coûteux, ou recourir à des observations de plus en plus délicates, afin de continuer à apprendre en demandant à la nature si vous aviez raison ou tort. Bien sûr, une telle exploration produisait régulièrement des « articles disruptifs » puisque tout était nouveau.
Aujourd’hui, vous en êtes au point où même les plus grosses machines du monde semblent ne rien pouvoir vous apprendre. En l’absence du juge expérience/observation capable d’élaguer l’arbre des idées, les idées poussent simplement, « sans contrôle ». Ce n’est pas que les scientifiques refusent le contrôle. Ils ne peuvent tout simplement plus communiquer avec le juge.
Alors, game over ? L’ère de la science fréquemment disruptive est-elle terminée ?
À mon avis, probablement oui. Je ne suis pas surpris par les conclusions de l’article de Nature.
Pourquoi ? Parce que le prochain continent à explorer, à savoir l’union de la mécanique quantique et de la relativité générale, semble tellement hors de portée de l’expérience que je me demande si nous découvrirons un jour comment ces deux-là fonctionnent ensemble.
Mais si des expériences ultraprécises sont finalement réalisées pour tester les théories de la gravité quantique, nous reviendrons aux années exaltantes que nous avons connues il y a une centaine d’années. Cette fois, il s’agira d’explorer le tout nouveau continent de la gravité quantique.
Conclusion
Maintenant que nous avons découvert tous les continents scientifiques qui étaient à notre portée observationnelle ou expérimentale, c’est en leur sein que nous devons faire de la science disruptive. Ce n’est pas impossible, comme nous l’a rappelé Philip Anderson dans son article More is Different, ou comme l’ont fait à maintes reprises des gens comme Roger Blandford en jouant simplement avec la bonne vieille relativité générale. Ce n’est tout simplement pas aussi facile que d’explorer de nouveaux territoires.
Je ne pense pas que les disruptions se produiront aussi souvent qu’auparavant, à l’époque de l’exploration. Après tout, il est plus facile de trouver un nouveau bar sympa dans une ville que l’on découvre, que dans celle où l’on est né.
Notes
[1] Une option mentionnée dans un autre article de Nature, en référence à l’article sur la science disruptive : « Dans de nombreuses disciplines, les fondamentaux sont établis, de sorte que la plupart des avancées futures seront progressives, plutôt que perturbatrices. »