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L’éthique religieuse dans un contexte d’ultramodernité


L’éthique religieuse dans un contexte d’ultramodernité, la recomposition

Après avoir fait référence au travail des sociologues décrivant l’évolution d’une éthique religieuse dans l’espace social et analysé ce qui composait les populations areligieuses ultramodernes avec leur système de valeurs, nous pouvons ouvrir une discussion que nous poserons en ces termes :

dans un contexte d’ultramodernité, quelle place peut occuper une éthique religieuse judéo-chrétienne dans l’espace social ? Son développement est-il compromis par le nombre croissant des « sans religion » ?

Cette discussion sera ponctuée par des références à l’interview de J.P. Willaime par E. Martin Meunier  au chap. 7 de la Guerre des dieux n’aura pas lieu[1].

Pour une définition du concept d’ultramodenité, se reporter à l’introduction de la partie 1 de cette série.

Tout d’abord, nous pouvons relever un des traits de l’ultramodernité concernant l’éthique religieuse en suivant Willaime : c’est que le religieux ne s’évanouit pas, mais il s’implique dans des sujets sociétaux d’ampleur. Il faut noter d’ailleurs que dans son entretien, Willaime refuse le terme de « retour du religieux », pour lui, le religieux n’a jamais disparu, il se recompose[2].

Ultramodernité et écologie

Le point intéressant à souligner en rapport avec l’ultramodernité est la manière dont l’écologie a pu être marquée par le religieux ou plutôt par le spirituel. Deux courants se sont développés sur fond d’angoisse ou à l’avenir de la planète et du vivant[3].

Le premier est celui de la collapsologie, lui-même lié à la théorie de la décroissance. Il peut trouver son encage dans un discours millénariste comme l’Apocalypse, mais répète inéluctablement un schéma  en trois temps : le monde présent, sa destruction violente, sa reconstruction angélique.

Le deuxième est un courant réformiste qui dénonce le matérialisme ambiant et cherche dans le spirituel les ressources nécessaires en faveur d’un « développement durable » ou d’une « décroissance soutenable » selon les termes de Nicolas Hulot ou Pierre Rabhi.

Si la collapsologie a plutôt tendance à toucher les milieux radicaux et à être marginalisée dans le monde chrétien (certains milieux évangéliques, mormons, témoins de Jéhovah), il semble en revanche que ce message se soit déployé avec plus de vigueur dans sa version sécularisée et que le courant réformiste de l’écologie soit minoritaire. Faut-il y voir le signe d’une société angoissée et désemparée face au défi du changement climatique alors que l’Eglise trouverait davantage les moyens de canaliser ces peurs dans un message d’espérance plus équilibré en favorisant le courant réformiste ?

Les religions vont-elles disparaitre ?

Si l’on s’interroge sur la pérennité des religions, Willaime y répond en milieu d’entretien.À son avis, le christianisme n’est pas près de disparaitre[4].

Pour Willaime, une tradition avec une aussi forte dimension éthique doit lui garantir une place dans la société pour longtemps bien qu’il reconnaisse les difficultés réelles que pose la transmission.  Mais les valeurs liées à l’assistance des plus pauvres, aux personnes handicapées, à la fraternité doivent selon lui, lui permettre de durer. L’engagement dans les nouveaux défis tels que l’écologie montre sa capacité à tenir sa place dans les débats.
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Cette discussion ne cherche pas à s’engager dans des prédictions hasardeuses, mais tente de prévoir grâce aux outils de la sociologie les évolutions possibles du religieux dans les prochaines décades. La limite entre prédiction et prévision n’est pas toujours simple à appréhender. C’est pourquoi il nous a paru surtout utile d’analyser les différentes catégories liées à l’areligion afin de pouvoir tenter une explication à une telle progression des indifférents et des athées convaincus ces dernières décennies.

Les mécanismes sous-jacents à la progression de l’areligion

Portier identifie deux mécanismes qui ont pu agir pour produire ce résultat[5].  Le premier qu’il appelle « détachement et rationalité » concernerait essentiellement les couches sociales à fort niveau d’éducation. Le détachement du religieux s’expliquerait principalement pour cette population instruite à être moins soutenue dans leur vie quotidienne par les croyances et les systèmes de la religion.

Le deuxième, « désaffiliation et socialisation », concerne plutôt les jeunes générations nées dans années 1990 qui n’ont pas eu d’éducation religieuse. Leurs parents nés dans les années 1960 avaient déjà marqué leur distance avec les institutions chrétiennes. Cela rejoint l’analyse de Bréchon qui note que

dans un univers familial et/ou culturel areligieux, où les questions d’un éventuel sens religieux de l’existence ne sont jamais posées, l’indifférence religieuse a toute chance de prospérer[6]

P. Bréchon

Cela fait suite à son constat d’une augmentation du nombre des sans religion en Europe qui affirment ne jamais avoir été membres d’aucune religion (9% en 1990, 19% en 2008 – 30% en France la même année).

La radicalisation religieuse, autre phénomène de l’ultramodernité

Mais l’augmentation de l’indifférenciation du sens ne s’accompagne pas forcément d’un abandon des religions. Nous avons déjà souligné la recomposition comme facteur de l’ultramodernité, nous pouvons aussi signaler celui de la radicalisation religieuse que nous avons rencontré au niveau des valeurs (certaines valeurs montrent des écarts très significatifs dans les résultats d’enquête entre les populations au degré à très faible taux de religiosité et celles à très fort degré.). Willaime, souligne que l’ultramodernité laisse apparaitre une radicalité de deux pôles bien identifiés[7]. D’un côté, l’indifférenciation du sens aboutit à une perte des repères et d’ancrage, de l’autre en réaction, les religions qu’elles soient juive, musulmane, ou chrétienne versent dans l’ultra-orthodoxie.

Religions et sous-cultures

Il ne faudrait cependant pas donner plus d’importance que de raison à la radicalité de  la religion dans l’ultramodernité. Pour Willaime, les religions agissent comme des sous-cultures au même titre que les autres mouvements dans une société sécularisée « qui est elle-même plutôt indifférente en matière religieuse[8]. » On peut être juif, catholique, agnostique, indifférent, athée, et aussi de sous-culture ethnique. Ces sous-cultures dans le sens sociologique dictent la norme pour chaque groupe en fonction des aspirations des individus. Si les extrémismes religieux s’obstinent à vouloir rétablir de vieux schémas, la reconfiguration du religieux touche également les cercles libéraux qui cherchent à s’intégrer à la culture et à la réflexion sur la société. Willaime parle d’une « recomposition soft.[9] » Dans une société, insiste Willaime, qui n’a comme valeur que le pluralisme et le respect des individus, la grande diversité des sous-cultures qui caractérise l’ultramodernité met au défi chacun à cultiver le respect de la différence[10].

Conclusion

Pour finir de répondre à notre question, la paraphrase de Willaime qui définit les bases de l’ultramodernité nous parait fort appropriée : plus de modernité ce n’est pas la fin de la religion, mais c’est du religieux autrement[11].

Le détachement des religions est une recomposition pas un abandon

Si l’indifférence religieuse progresse indéniablement en Europe occidentale, elle ne constitue néanmoins pas une rupture radicale avec les valeurs religieuses traditionnelles. Les études le montrent, et c’est du reste la conclusion des analyses de Bréchon[12], ce détachement se caractérise dans les faits par des recompositions autour d’une recherche spirituelle ou de croyances alternatives séculières comme les horoscopes ou autres formes d’ésotérismes. Ces indifférents ne sont pas réellement déconnectés de toute référence au religieux. 

Nous avons remarqué que toutes les lignes de notre tableau sur les valeurs n’affichaient pas toujours des résultats différents entre les religieux et les autres populations. Nous serons donc d’accord avec Bréchon pour ne pas voir dans la progression de l’indifférence religieuse la marque d’un conflit ouvert avec les religions.

La recherche du sens dans la recomposition de croyances en l’au-delà, en la sacralisation de la vie ou de la nature témoignent des traces d’un religieux toujours là.
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recomposition des croyances et non disparition des religionsx

L’éthique chrétienne dans l’ultramodernité

L’éthique chrétienne quant à elle devrait pouvoir bénéficier du terrain de l’espace social pour mettre en avant ses valeurs pour favoriser les rencontres dans l’espace public. Encore faudra-t-il pouvoir montrer sa plu value sur un terrain bien occupé. Les exemples ne manquent certainement pas. Pour n’en prendre qu’un, la vague migratoire aura montré une demande particulière pour les associations religieuses[13]. Bien sûr, se pose pour ces grandes institutions, la question de la transmission et donc de la pérennité, car « le religieux autrement » les concerne au premier chef. Mais Willaime a montré qu’un des facteurs importants de l’ultramodernité est la pluralité.

Il semble bien alors que l’éthique judéo-chrétienne ne soit pas condamnée à disparaitre dans le sens où la variété de ses expressions entre son positionnement radical et ses « recompositions soft » permet de répondre à plusieurs aspirations de la société contemporaine.
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Notes

[1] J.-P. Willaime et E. M. Meunier, « L’ultramoderne solitude », op. cit.

[2] Ibid., p. 306-307.

[3] P. Portier et J.-P. Willaime, « Chap. 7. Les religions et l’éthique », op. cit., p. 170-171.

[4] J.-P. Willaime et E. M. Meunier, « L’ultramoderne solitude », op. cit., p. 328-329.

[5] P. Portier, « Chap. 2. Indifférents et athées », op. cit., p. 69-70.

[6] P. Bréchon, « Sociologie de l’athéisme », op. cit., p. 57.

[7] J.-P. Willaime et E. M. Meunier, « L’ultramoderne solitude », op. cit., p. 319

[8] Ibid., p. 317.

[9] Ibid. p. 324.

[10] Ibid., p. 318-319.

[11] « j’ai totalement récusé ce schéma [plus de modernité signifiait moins de religion] ; plus de modernité ce n’était pas moins de religion, c’était du religieux autrement. » Ibid., p. 306.

[12] P. Bréchon, « Sociologie de l’athéisme », op. cit., p. 67-68.

[13] Plusieurs témoignages indiquent que certains migrants demandaient spécifiquement des aides d’associations religieuses même d’une autre confession que celle de la foi d’origine du demandeur. D’un autre côté, dans le débat public, l’éthique chrétienne a toute sa place quand il s’agit de promouvoir  les valeurs de l’accueil et de l’égalité.


Bibliographie pour la série « L’éthique religieuse dans un contexte d’ultramodernité »

Textes de référence

  • Bréchon Pierre et Anne-Laure Zwilling (éd.), Indifférence religieuse ou athéisme militant? penser l’irréligion aujourd’hui, Grenoble, Édition électronique Kindle, PUG, 2020, p 7-14.
  • Bréchon Pierre, « Sociologie de l’athéisme et de l’indifférence religieuse », dans Pierre Bréchon et Anne-Laure Zwilling (éd.), Indifférence religieuse ou athéisme militant ? penser l’irréligion aujourd’hui, Grenoble, Édition électronique Kindle, PUG, 2020, p. 54-70.
  • Portier Philippe et Jean-Paul Willaime, La religion dans la France contemporaine. Entre sécularisation et recomposition., Paris, Armand Colin, 2021, p. 133-135.
  • Portier Philippe, « Chapitre 2. Indifférents et athées : entre abstention et conviction alternative », dans Jean-Paul Willaime et Philippe Portier, La religion dans la France contemporaine. Entre sécularisation et recomposition., Paris, Armand Colin, 2021, p. 65-75.
  • Portier Philippe et Jean-Paul Willaime, « Chapitre 7. Les religions et l’éthique économique, sociale et environnementale », dans Jean-Paul Willaime et Philippe Portier, La religion dans la France contemporaine, op. cit., p. 159-171.
  • Willaime Jean-Paul et E. Martin Meunier, « L’ultramoderne solitude », dans Jean-Paul Willaime et E. Martin Meunier, La guerre des dieux n’aura pas lieu, Labor et Fides, Genève, 2019, p. 303-339.

Sources complémentaires


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