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L’éthique religieuse dans un contexte d’ultramodernité


Plan détaillé de la série

  • Introduction
  • I. Les « sans religion » dans l’ultramodernité
    • I.1. Typologie de l’irréligiosité

  • I.2. Les valeurs des populations areligieuses

  • II. Discussion : l’éthique religieuse face à la montée de l’irréligiosité
  • Conclusion
  • Bibliographie

Introduction

Dans mon cursus universitaire en théologie, la sociologie des religions a été l’une des matières que j’ai particulièrement appréciée car elle nous donne des clés de lecture indispensables pour notre société actuelle.

Dans cette série en trois parties, nous allons nous intéresser à l’éthique religieuse dans un contexte d’ultramodernité.

Le concept d’ultramodernité est né d’un constat, qu’à partir des années 1980, la société moderne était en cours de changement. Certains ont parlé d’une nouvelle époque répondant au terme de postmodernité, Jean-Paul Willaime, rejoint par d’autres sociologues, défend plutôt le concept d’ultramodernité, car il observe ce nouveau régime « comme une radicalisation de la modernité elle-même[1] », époque dont l’origine remonte aux Lumières. Le passage d’une société traditionnelle à une société moderne se caractérise selon le sociologue, par quatre critères : la rationalisation, la pluralisation, l’individualisation et la différentiation entre les sphères d’activité et les institutions[2]. Or pour Willaime,  nous sommes rentrés dans une époque où ces quatre logiques n’ont pas été remplacées par d’autres, mais se sont plutôt renforcées, radicalisées, d’où le concept d’ultramodernité.

Nous chercherons à savoir, dans ce contexte ultramoderne, la place que peut occuper une éthique religieuse judéo-chrétienne dans l’espace social.  Son développement est-il compromis par le nombre croissant des « sans religion » ? Nous analyserons un certain nombre de données concernant les « sans religion » dans l’ultramodernité grâce à un texte de Philippe Portier[3] que nous croiserons avec un article de Pierre Bréchon[4], deux chercheurs reconnus en sociologie des religions. Il s’agira de définir, de chercher à savoir si un système de valeur propre caractérise ces différentes populations. Nous pourrons alors ouvrir une discussion sur l’éthique religieuse face à la montée de l’irréligiosité.

I. Les « sans religion » dans l’ultramodernité

La question qui nous intéresse est de savoir comment une éthique religieuse judéo-chrétienne peut continuer de se développer avec un nombre de « sans religion » en pleine croissance.  Nous pourrions déjà avoir un aperçu de réponse en étudiant l’adaptation des institutions religieuses à ce nouveau contexte[5], mais nous allons plutôt nous attacher ici à l’autre volet de l’étude qui consiste à explorer la catégorie sociologique des « sans religion ».

Cette partie s’appuiera principalement sur un examen croisé des textes de Philippe Portier « Indifférents et athées : entre abstention et conviction alternative[6] » et de Pierre Bréchon « Sociologie de l’athéisme et de l’indifférence religieuse[7] ». Pour répondre à notre question, nous chercherons d’abord à définir quelles catégories sociologiques se cachent derrière le terme de « sans religion » avant d’étudier le système de valeur auquel elles se réfèrent afin de chercher à comprendre le phénomène de sécularisation[8] qui touche le religieux dans sa perte de sens sur le continent européen.

I.1. Typologie de l’irréligiosité

Ces dernières années, la sociologie des religions a pris conscience de l’importance d’étudier de près les populations qui se revendiquaient non croyantes afin de mieux cerner le phénomène religieux ultramoderne.

En effet, l’étude des causes du désintérêt du religieux peut aussi amener à mieux le comprendre[9]. Portier et Bréchon s’appuient sur l’Enquête sur les valeurs des Européens (EVS) de 2008 pour leurs analyses, Portier actualise certaines données avec la version 2018 voire avec l’enquête ISSP France[10]. Il s’agit à la base d’une enquête sur la religion, mais on peut néanmoins en déduire des informations sur les non religieux et les opposants grâce aux réponses à certaines questions[11].

En effet, comme le fait remarquer Portier au début de son article, le terme de « non religieux » manque de précision et mérite d’être analysé.

Que disent les enquêtes ? Catégories d’études sociologiques

En 2008, pour l’Europe, seules 58% des personnes déclarent se sentir religieuses contre 38% à affirmer le contraire (les non religieux). Elles étaient 31% en 1990.

En % verticaux20081990
Se sentir religieux5862
Se sentir non religieux 3027
Se sentir athée convaincu 84
Non-réponse, ne sait pas47
Tableau 1 – Se sentir religieux

Bréchon distingue deux catégories parmi les « sans religion » :

  • les « non religieux » qu’il nomme aussi « indifférents »
  • et les « athées convaincus »

Portier reconnaît également ces deux catégories issues des enquêtes, mais y ajoute des sous-catégories qu’il juge utile à son analyse sociologique[12]. (Bréchon travaillera les nuances au sein de chaque catégorie grâce à un indice de religiosité que nous présenterons dans la partie suivante).

  • Les sécularistes d’indifférence ou « non-religieux »  se découpent en deux groupes : les « indifférents agnostiques » et les « indifférents spiritualistes ».
  • Les sécularistes d’affirmation ou « athées convaincus », sont eux-mêmes subdivisés en une branche plus radicale : « les athées militants ».

Qu’est-ce qui caractérise chaque catégorie, et que pouvons-nous apprendre de ces analyses ?

Les sociologues étudient et regroupent souvent des questions de l’enquête pour déterminer ce qui différentie les profils indifférents des athées ou les rassemblent.

Les athées convaincus

Ceux qui se disent « athées convaincus » sont les plus simples à identifier. Leur nombre est en croissance de 4 à 8% ces vingt dernières années, mais d’une manière très inégale selon la géographie (plus 20% en France contre 1% à Chypre.).

Dans le tableau 1 la moyenne européenne de cette catégorie était de 8% en 2008, Portier relève le chiffre de 21% pour la France en 2018 qui caractérise bien cette disparité. Le niveau d’athéisme peut être encore être plus élevé dans certains milieux comme chez les universitaires où il peut atteindre les 40%.  

Les « athées convaincus » déclarent que Dieu n’existe pas, ils adhèrent à l’idée matérialiste que la nature trouve en elle-même son principe de fonctionnement.

Ce que met en avant Portier, c’est la différence (sans pouvoir en donner la proportion exacte) entre la position majoritaire des athées qui se satisfont de récuser la croyance en Dieu à titre privé et ceux qui en font un acte de militantisme. Il cite pour cette sous-catégorie des « militants de l’athéisme », le mouvement du nouvel athéisme créé au Royaume-Uni dans les années 2000 par le célèbre biologiste Richard Dawkins et le philosophe Daniel Dennet. Il s’agit ici d’opposer la science à la religion et de montrer dans des publications ou des débats publics l’incompatibilité de la foi et de la raison.

Bréchon précise de son côté que l’enquête de 2008 ne révèle pas que les « athées convaincus » ont forcément une image négative des chrétiens. Chez les personnes qui se définissent comme « très et extrêmement non religieux », seuls 10% affirment avoir une image négative des chrétiens (contre 5% en moyenne)[13]. L’athéisme militant semble relativement contenu, On peut regretter cependant de ne pas disposer d’analyses sociologiques plus fines sur ce sujet qui est peut-être sous-évalué[14].

Les indifférents à la religion

La deuxième catégorie regroupe les « non-religieux », nos sociologues préfèrent le terme d’« indifférents » à la religion. Comme on le voyait déjà sur le tableau 1, cette catégorie est nettement plus importante que celle des « athées convaincus », 30% en 2008 (27% en 1990) pour 8% d’athées. En France l’écart est plus faible, mais les chiffres plus importants que la moyenne.  En 2018, on compte 21% d’athées et 37% d’indifférents.

Pour tenter de cerner les nuances au sein de cette catégorie, mais aussi ce qui la distingue des « athées convaincus », les sociologues procèdent différemment. Bréchon exploite les données de l’enquête et commente les chiffres de plusieurs tableaux clés, il s’appuie également sur son indice de religiosité qu’il consolide à partir de plusieurs questions. Portier croise les chiffres de l’enquête (actualisée dans sa version de 2018) avec d’autres données et études sociologiques, cela lui permet également d’illustrer ses propos par des exemples en citant des noms connus qui caractérisent certains profils. Ainsi quand il différencie les « indifférents agnostiques » des « indifférents spiritualistes » il citera André Comte-Sponville comme appartenant à la seconde sous-catégorie en référence à la quête spirituelle qui soutient son œuvre.

Les indifférents sont ceux qui se tiennent à distance des instances religieuses sans pourtant affirmer que Dieu n’existe pas comme le font les athées convaincus. Certains jugent cette question indécidable, d’autres croient sans souscrire à l’offre religieuse des organisations institutionnelles d’où les deux sous-catégories établies par Portier. Celui-ci ne donne pas de répartition des populations.

La frontière entre athées convaincus et indifférents à la religion

Le questionnaire 2008 fait ressortir un certain nombre de questions d’ordre spirituel[15] comme le fait de croire à une vie après la mort.  Pour la France, le commentaire indique que « le pourcentage de personnes adhérant à l’idée de vie après la mort est de 28 % chez les « sans religion » (alors qu’il n’est que de 10% pour la croyance en Dieu). La proportion d’indifférents spiritualistes s’avère donc assez importante même si ce pourcentage concerne aussi les athées. Il y a aussi bien d’autres manières d’exprimer sa spiritualité (croyance dans les astres, esprits, ésotérisme, etc.), mais celles-ci restent dans des proportions à peu près équivalentes de 25%[16]. Notons avec Portier qu’il n’y a pas de frontière nette entre les indifférents et les athées. Certains athées peuvent être plus spiritualistes que certains indifférents et l’on trouvera parfois plus d’anticléricalisme chez des indifférents que parmi les athées[17].

Dans la prochaine partie, nous comparerons le système de valeurs des populations areligieuses et religieuses.


Notes

[1] J.-P. Willaime et E. M. Meunier, « L’ultramoderne solitude », dans J.-P. Willaime et E. M. Meunier, La guerre des dieux n’aura pas lieu, Labor et Fides, Genève, 2019, p. 303.

[2] Ibid. p. 305.

[3] P. Portier, « Chapitre 2. Indifférents et athées : entre abstention et conviction alternative », dans Philippe Portier et Jean-Paul Willaime, La religion dans la France contemporaine, op. cit., p. 65-75. Paru également sous le titre « Une sociologie de l’areligion contemporaine » dans P. Bréchon et A.-L. Zwilling (éd.), Indifférence religieuse ou athéisme militant ? Penser l’irréligion aujourd’hui, Grenoble, PUG, 2020. p. 165-176.

[4] P. Bréchon, « Sociologie de l’athéisme et de l’indifférence religieuse », dans P. Bréchon et A.-L. Zwilling (éd.), Indifférence religieuse ou athéisme militant ? Penser l’irréligion aujourd’hui, Grenoble, PUG, 2020, p. 54-70.

[5] Voir P. Portier et J.-P. Willaime, « Chapitre 7. Les religions et l’éthique économique, sociale et environnementale », dans J.-P. Willaime et P. Portier, La religion dans la France contemporaine. Entre sécularisation et recomposition, Paris, Armand Colin, 2021, p. 159-171.

[6] P. Portier, « Chap. 2. Indifférents et athées », op. cit.

[7] P. Bréchon, « Sociologie de l’athéisme », op., cit.

[8] La sécularisation désigne le phénomène historique par lequel, depuis la seconde moitié du XVIIIe siècle, une séparation s’instaure progressivement entre le domaine religieux et le domaine public avec l’abandon par les Églises de certaines fonctions qu’elles remplissaient dans la société civile et politique.

Source : http://geoconfluences.ens-lyon.fr/glossaire/secularisation

[9] « Les travaux sur la non-religion ouvrent de nombreux champs de recherches passionnants. Il nous semble que le religieux peut être mieux compris en s’intéressant aussi à ce qui lui est extérieur, ceux qui le contestent ou qui s’en désintéressent. » P. Bréchon et A.-L. Zwilling (éd.), Indifférence religieuse ou athéisme militant ?, op. cit., p. 9.

[10] Portier (et Willaime) expliquent leur méthodologie d’exploitation des enquêtes en introduction générale. P. Portier et J.-P. Willaime, La religion dans la France contemporaine, op. cit., p. 21.

[11] Ibid., p. 55.

[12] P. Portier, « Chap. 2. Indifférents et athées », op. cit., p. 66.

[13] P. Bréchon, « Sociologie de l’athéisme », op. cit., p. 56.

[14] Comment par exemple ne pas évaluer les succès littéraires de Dawkins ? Plus de 15 millions d’exemplaires vendus pour son seul ouvrage Pour en finir avec Dieu. « Pour en finir avec Dieu | Robert Laffont Canada », (en ligne : https://laffont.ca/livre/pour-en-finir-avec-dieu-9782221108932/ ; En France, Portier cite Onfray, mais les ventes du romancier Dan Brown sont bien plus importantes (200 millions) et accessibles au grand public. Dans son Roman Origine, Il draine le même argumentaire que Dawkins : plus la science avance, moins on a besoin de la religion. Réaction du Journal La croix à sa sortie en 2017 : Anon., « Dan Brown pronostique la mort de Dieu », La Croix, 16 octobre 2017 (en ligne : https://www.la-croix.com/Religion/Dan-Brown-pronostique-mort-Dieu-2017-10-16-1200884718.

[15] Voir questions 15 (Résultats ISSP, France, 2008).

[16] Bréchon relève un taux de 25% pour le questionnaire «  intérêt pour le sacré et le spirituel » pour les indifférents et les athées au niveau européen. P. Bréchon, « Sociologie de l’athéisme », op. cit., p. 57.

[17] P. Portier, « Chap. 2. Indifférents et athées », op. cit., p. 69.


3 Articles pour la série :

L’éthique religieuse dans un contexte d’ultramodernité