A voir sur Youtube, Organisé par le Forum Veritas

Une discussion sur les mathématiques et la spiritualité entre Antoine Bret, Physicien chercheur et membre de l’association Science & Foi et Cédric Villani mathématicien et homme politique, lauréat de la médaille Fields en 2010.

si vous n’avez pas assisté au direct du Mercredi 14 juin à 20h, voici le replay !

Dans la vidéo, vous pourrez entendre Josuha présenter les deux orateurs. Chacun fait une présentation du sujet et répond à l’autre. Suit alors une session de questions / réponses avec les internautes.

Vous pourrez lire ci-dessous les exposés des deux participants :

Exposé de Cédric Villani (retranscription)

Précision, je suis effectivement depuis cette année à nouveau professeur à temps partiel à la L’IHES mais je suis aussi toujours professeur à l’Université Claude Bernard Lyon 1, à temps partiel. On m’a parlé de votre identité lyonnaise.

Il n’y a pas en première approximation, de tendance claire qui se dégage et toutes les confessions sont représentées chez les mathématiciens, ou toutes les non-confessions. A l’École Normale Supérieure, quand j’étais élève, j’ai connu un peu de tout. Parmi mes condisciples il y en a un qui est devenu vicaire de façon notable, qui est aujourd’hui aumônier pour l’École Normale Supérieure. Il y en a, un de mes très proches, qui récemment a fait une conversion assez spectaculaire, en tout cas reconverti dans une foi chrétienne catholique de façon très forte, alors que ce n’était pas sa tendance. De façon générale, dans les académies des sciences, on trouve toutes les confessions. J’appartiens moi-même à l’Académie pontificale ainsi qu’à l’Académie catholique de France, bien qu’agnostique moi-même, et l’Académie pontificale, où les leçons ont été très bien tirées depuis les grandes tensions de l’affaire Galilée et d’autres questions, l’Académie prend soin de faire attention à ce qu’aucun prisme de confession ou de religion ne soit appliqué dans la sélection des membres, qui sont par ailleurs de très haut niveau scientifique.

Alors maintenant quand on regarde les grands exemples, on a des exemples pour toutes les grandes religions à travers le monde. Parmi les plus célèbres évidemment, à l’époque des grands débats de religion sur la religion chrétienne au 17e siècle, ça se reflétait dans certains grands débats entre mathématiciens. On pense au débat entre Descartes et Fermat. On pense au débat entre Newton et Leibniz, avec des nuances importantes, des auteurs très chrétiens, mais avec des nuances importantes sur leur conception de Dieu. On pense au célèbre mathématicien, le plus puissant de tous les temps sans doute, Leonard Euler était lui-même un chrétien très fervent. On a au 20e siècle l’exemple très célèbre d’un mathématicien et philosophe athée en la personne de Russell. On a un exemple très célèbre de mathématicien profondément hindous en la personne de Ramanujan, et on a un exemple de mathématicien/physicien très célèbre, fluctuant sur les questions de religion, en la personne de Einstein.

Premier axe

Peut-être plus intéressant en approche sociologique. Une étude faite environ un siècle, je pense que c’est en 1916, une étude menée par questionnaire auprès de mille scientifiques américains choisis aléatoirement sur un annuaire, afin d’évaluer le rapport à la religion, donna le résultat qu’un peu plus de 40% croyait dans l’existence d’un Dieu personnel et 50% à l’immortalité. Première remarque, c’est que ce pourcentage est faible pour une population américaine dans laquelle le taux de croyant est plutôt autour de 80% que de 40%. Deuxièmement, quand on regardait quelle était la population la plus croyante et la moins croyante en 1916, la moins croyante était chez les biologistes avec environ 70% de sceptique ou non croyants, et la plus croyante, c’était chez les mathématiciens. Un siècle plus tard l’expérience a été renouvelée, toujours aux États-Unis, cette fois la population la moins croyante parmi les scientifiques étaient celles des astronomes. Le taux global était toujours de l’ordre de 40% et la population la plus croyante était toujours les mathématiciens, avec environ 45% encore, donc une certaine persistance là-dedans.

Sans que j’ai connaissance d’études spécifiques systématiques de ce genre de choses, c’est un fait que j’ai déjà vu plusieurs fois comme résultat d’expérience ou d’enquêtes sociologiques. Au sein des scientifiques, c’est chez les mathématiciens, et vraiment mathématiciens- mathématiciens, je veux dire pas spécialement physique et mathématiciens, qu’on trouve la plus forte proportion de croyants. Sans que ça vienne forcément vous dire quelque chose sur la discipline, mais peut-être sur l’orientation ou l’état d’esprit des personnes qui se lancent dans la voie mathématique.

Deuxième axe

Deuxième axe qu’on va explorer, c’est savoir si entre spiritualité et mathématiques il peut avoir un lien direct. A commencer évidemment par les tentatives qui se sont succédées au cours des siècles, de démonstration de l’existence de Dieu. Démonstration ontologique, comme on dit parfois, avec l’idée que simplement une réflexion sur les propriétés et les définitions permettraient d’aboutir à quelque chose comme l’existence de Dieu, avec un ancien argument attribué à Anselme : Dieu étant par définition quelque chose ou quelqu’un qui a toutes les propriétés, tous les attributs positifs, et l’existence étant un attribut positif, forcément Dieu doit avoir l’existence. Cette preuve, si naïve qu’elle puisse sembler, a connu un grand nombre de variantes et a été explorée, réexplorée, sous différents formalismes au cours des siècles, y compris par le plus célèbre logicien de l’époque moderne Kurt Gödel, dans une version qui pour le coup, complètement incompréhensible au profane, si je peux employer ce mot, vous voyez la façon dont il donne en quelques axiomes et en quelques règles et théorèmes cette version de l’argument anthologique. Il y accordait lui-même une certaine importance. Alors maintenant on sait que Gödel était à la fois un homme de génie, le plus grand, l’un des plus grands logiciens de tous les temps, peut-être le plus grand. On sait aussi que sa santé mentale était loin d’être établie. Il ne faut pas forcément là encore en tirer des conclusions sur l’intérêt de cette preuve, plutôt sur la prédisposition de l’esprit de Gödel lui-même.

Parmi les autres penseurs qui se sont succédés pour tenter de donner des preuves de l’existence de Dieu, on a des gens aussi puissants que Descartes, Spinoza, Leibniz, Kant, Hegel, avec à chaque fois des variantes. Chaque fois que vous voulez aborder par la face mathématique la question de l’existence de Dieu, vous êtes obligé de donner votre définition de Dieu. Et il apparaît que la définition est différente selon les uns et les autres. Spinoza nous parle d’une substance consistant en une infinité d’attributs dont chacun exprime une essence éternelle et infinie. Hegel, de l’esprit qui manifeste son infinité sur un mode religieux. Etc, etc. Du plan strictement mathématique, toutes les preuves avant 1900 et la grande révolution de la logique de 1900, doivent être considérées comme instables. De façon importante, c’est Russell qui a été l’un des piliers de la refonte de la logique en 1900. En revanche l’argument Gödelien post 1900 est parfaitement recevable du point de vue logique. Ce qu’il démontre est à discuter, mais dans sa partie c’est une preuve solide.

De façon notable, parmi tous ceux qui sont penchés sur les questions de l’existence de Dieu, l’une des voies les plus importantes, et peut-être celui qui a le plus, un de ceux qui ont eu le plus d’influence dans les débats théologiques, il s’agit de Blaise Pascal, à la même époque que Descartes.  Et lui considérait toute tentative de baser sur un raisonnement logique l’existence de Dieu, soit tirée des raisonnements mathématiques, soit tirée des règles physiques, étaient une absurdité. Et lui-même a insisté sur le fait que l’existence de Dieu nous est connue de par les témoignages humains qui nous sont parvenus, de par les évangiles, de par les miracles, et ainsi de suite, et que seuls ces témoignages et la foi qu’on leur accorde sont à même d’asseoir une preuve de Dieu. Et s’opposer en cela à Descartes et ses tentatives complètement différentes.

Troisième axe

Troisième axe sur lequel j’insisterai, c’est la question de, non pas mathématiques en tant que telles, mais liens entre mathématiques vu comme explication du monde, physique fondamentale, cosmologie, et toute cette branche de la physique qui est à cheval entre l’astronomie, la physique fondamentale, la mathématique et qui s’intéresse aux lois fondamentales de l’univers, en tentant de disséquer les choses au plus près, et en tentant de regarder les choses au plus grand qui soit, et qui là aussi régulièrement est utilisée de façon récurrente par certains promoteurs de l’idée qu’il y a un raisonnement qui parvient forcément à l’idée divine. La connotation religieuse est apparente dans bien des contextes. C’est souvent utilisé à charge contre les spécialistes de cosmologie ou de physique fondamentale. Le fait que le boson de Higgs se soit trouvé appelé dans la presse grand public « la particule de Dieu », à la suite d’un concours de circonstances, contribue à entretenir le flou. Le fait aussi que certaines images célèbres que nous a donné le télescope Hubble ont été baptisées « piliers de la création », quand il s’agit d’images d’incubateur d’étoiles, si on peut dire. Tout cela montre qu’il y a un registre qui n’est pas si loin.

Encore tout récemment, l’ouvrage de Bonnassies et Bolloré sur les preuves de l’existence de Dieu basé sur la physique fondamentale, ouvrage qui pour moi relève d’une grande absurdité du début à la fin, montre bien qu’il y a une proximité que certains tentent régulièrement de mettre en œuvre entre l’étude des lois fondamentales et la recherche des lois ultimes de l’univers, au-delà de ce qui est simplement la matière, mais aussi dans sa dimension spirituelle et religieuse. Tous ces arguments, les uns les autres, les preuves ontologiques, ou les preuves par ajustement, par exemple chez Bonnassies et Bolloré, les constantes sont tellement bien ajustées que c’est comme si ça avait été fait pour aboutir à l’existence de la matière organisée et à l’existence de la vie, échouent sur deux écueils imparables, le premier étant le biais d’observation. A partir du moment où nous sommes capables d’observer cet univers, c’est qu’évidemment l’univers existe, et si les constantes sont ajustées d’une façon qui le rend possible, il n’y a pas de mystère là-dessus ou du moins le simple fait, si elle n’avait pas été ajustée de toute façon que la vie soit possible, nous n’aurions pas pu en parler. Le deuxième argument étant la médiocre connaissance que nous avons encore aujourd’hui des modalités d’émergence et de ce qui fait que de la matière organisée, de la vie organisée, émerge à partir des lois fondamentales.

Conclusion

Et on va en revanche, ce sera ma conclusion, et ce que je vais tirer de ces différents exemples, si sur le fond rien n’a été acquis de solides en ce qui concerne la matière mathématique par rapport à la spiritualité ou la religion, on peut voir au travers de ces exemples certaines des caractéristiques qui font que les tournures d’esprit qui vont bien avec les sciences mathématiques, sont aussi tournures qui vont bien avec l’interrogation spirituelle et ou religieuse.

D’abord, quand vous travaillez sur les questions mathématiques, les questions en mathématiques, les questions d’existence sont quelque chose avec lequel vous bataillez sans arrêt. Est-ce qu’il existe une solution à telle équation, est-ce qu’il existe un objet vérifiant telle ou telle probabilité, sont des choses classiques. Et parfois avec des raisonnements qui sont extraordinairement sophistiqués. Un théorème célèbre en théorie des probabilités se demande si, à partir d’observations de certains processus à différentes tranches de temps, et des marginales comme on dit, c’est à dire des lois jointes de ce processus à différents temps mais seulement un nombre fini de temps, on peut reconstituer l’existence d’une loi sur les trajectoires, théorème célèbre de Kolmogorov, est à la fois d’une grande complexité et d’une grande abstraction. Je me souviens d’un de mes collègues m’en parlant comme d’un théorème d’existence de Dieu, au sens où on est là en train de démontrer l’existence d’un objet abstrait, insaisissable, en se triturant les méninges au plus profond possible dans les complications de l’argumentation.

Ou prenez la détection des ondes gravitationnelles. L’une des grandes aventures de la dernière décennie, quelque chose de juste inouï. En 2016, c’était la détection des premières ondes gravitationnelles, après un siècle d’incertitude sur leur existence. En 2020, c’était le record, un trou noir de 142 fois la masse du Soleil, une estimation, obtenu par la fusion de deux trous noirs plus petits, a été détecté grâce aux ondes gravitationnelles. Le signal a mis 7 milliards d’années pour parvenir à la fois aux instruments américains et européens. Et donc ça s’est déroulé il y a des milliards d’années. Quand vous êtes traversé par une onde gravitationnelle, l’amplitude des ondes qui vous traversent c’est de l’ordre de 10 puissance moins 20. C’est à dire que vous, quand vous êtes traversé, par une onde gravitationnelle, vous faites presque 2 mètres, la taille relative va varier, votre variation de taille pendant que vous êtes traversé par l’onde, c’est de l’ordre de 10 puissance moins 20, ou 2 fois 10 puissance moins 20 mètres. Alors à 10 puissance moins 10, on est déjà à la taille de l’angström, à la taille de l’atome, ici on est en train de s’intéresser à la 10 milliardième partie d’un atome. C’est de ça que votre longueur varie quand vous êtes traversé par une onde gravitationnelle. Tout dans cet énoncé donc est absolument invraisemblable, impossible. L’idée qu’on puisse détecter des variations aussi microscopiques, micro-micro-microscopiques de la taille, est même un défi à l’entendement. L’idée que c’est la marque d’événements qui se sont produits il y a des milliards d’années est indicible. L’idée que ce sont des trous noirs dont chacun et des dizaines de fois plus grands que le soleil, c’est juste quelque chose qui est absolument inaccessible à notre intuition.

Et ici, dans cette impossibilité même, on voit certaines des caractéristiques qui font le lien entre mathématiques et spiritualité. En mathématiques, en physique fondamentale, avec les outils mathématiques d’une précision infinie qui vous pousse à analyser ce genre d’expérience, d’une part vous vous interrogez sur des choses qui sont complètement en dehors de notre monde, en dehors de notre intuition, en dehors tout ce que nous pouvons appréhender, et d’autre part vous êtes là en train de tâcher de coucher sur le papier, de mettre en équation, ce qui semble justement du domaine de l’absolument impossible à mettre en équation. Des phénomènes qui se passent à des milliards d’années, des phénomènes qui défient l’entendement. Et il y a là quelque chose d’extraordinaire et typique à la science mathématique, science par excellence qui nous permet d’aller au-delà de l’intuition et de réfléchir sur des phénomènes qui nous seraient complètement inaccessibles.

J’ai cité tout à l’heure Blaise Pascal. Parmi les choses qui ont fait de Blaise Pascal un grand mathématicien, il y a aussi des choses qui ont fait de lui un grand philosophe, un grand penseur, un grand théologien, c’est sa facilité, son aisance, à manier des concepts qui nous sont inaccessibles. Et la façon dont il s’est lancé en mathématiques en disant « je vais mettre en mathématiques le hasard », phénomène qui semble complètement hors de la mathématique, ou « je vais manier les infinis », mettre ensemble infiniment grands et infiniment petit, ça pose pas de problème, était en relation avec son aisance à manier les concepts qui sortaient de ce monde et les concepts reliés aux questions divines, aux questions théologiques. Et donc derrière ça, il y a bien sûr la nature même de la science mathématique, tâchant de mettre en équation ce qui est complètement en dehors de notre intuition, notre entendement, et donc nous forçant à réfléchir du plus profond de nous-mêmes sur la nature du monde, et sur la façon dont notre intelligence permet d’accéder au monde.

Petite anecdote sur le dialogue entre le célèbre mathématicien Laplace et Napoléon Bonaparte. L’un et l’autre se connaissaient bien. Laplace avait été l’interrogateur, le maître de Bonaparte, quand il passait ses concours. Napoléon l’avait employé en tant que ministre de l’Intérieur brièvement, ça avait été un désastre, mais quand Laplace publie son traité de mécanique céleste qui a été une somme et l’aboutissement à la fin du XVIIIe siècle d’un siècle et demi de réflexion sur les lois fondamentales de l’astronomie, d’une part de façon extraordinaire Laplace montre que toutes les observations astronomiques jamais réalisées depuis des millénaires, tout ce qui était connu depuis la Babylone antique, ça pouvait se comprendre avec juste une équation: l’équation de Newton de la gravitation universelle. Et il en faisait un traité extraordinaire dans ses sophistications. Et donc le dialogue, nous dit-on, transmis par les uns par les autres, dit que Napoléon lui demande « Comment se fait-il, dans tout cet ouvrage de plusieurs centaines de pages consacrées à la mécanique céleste et aux lois ultimes de l’univers, jamais vous ne mentionnez Dieu ? ». Et Laplace lui répond « Sire, je n’ai pas eu besoin de cette hypothèse », montrant ici comment, à l’issue de tout ce travail, en un sens, l’équation mathématique aurait pris la place de Dieu dans l’explication des phénomènes. Vous vous rappelez de tous les déboires obtenus par Galilée ou de l’époque de Copernic, à l’époque où c’était très mal vu au Vatican d’adopter la vision copernicienne, et encore pire d’adopter la vision képlérienne du mouvement des astres. Donc ici, fin du XVIIIe siècle, on arrive à cette idée qu’après tout, peut-être, les lois de l’Univers sont explicables par des équations mathématiques. Et ici, derrière ce statut des sciences mathématiques, recherche de l’explication des lois ultimes du monde, vous avez à coup sûr l’un des leviers qui font que l’étude mathématique et les réflexions mathématiques sont un moyen d’accéder, de s’ouvrir à la spiritualité.

Exposé d’Antoine Bret

Je voudrais commencer par remercier le Forum Veritas de m’avoir invité à participer à cette soirée, sur un thème qui m’est cher.

Le thème d’aujourd’hui est en effet « les mathématiques peuvent-elles nous ouvrir à la spiritualité ? ». En ce qui me concerne la réponse est « oui » puisque c’est tout à fait le rôle qu’elles ont joué pour moi.

Je vais défendre la thèse selon laquelle les maths existent. Qu’elles se découvrent. Je le ferai en 2 temps. En parlant de Physique. Puis en parlant de Math. Enfin j’expliquerai ce que tout cela a à voir avec la spiritualité.

Parlons donc de physique

Quand j’étais en classes préparatoires aux concours des Grandes Ecoles, soumis à d’intenses doses de maths et de physique, j’en suis venu à me poser une question que bien d’autres se sont posés avant moi : comment se fait-il que des outils mathématiques qui ont mis des siècles à apparaître, se trouvent si bien adaptés à la description du réel ? D’un côté, on a des outils abstraits, les mathématiques, que l’on pourrait supposer de pures créations humaines. De l’autre, la réalité, avec ses pommes qui tombent, ses boussoles qui montrent le nord, et j’en passe, qui se trouve comme « soumise » à ces outils mathématiques.

Comme l’écrivit Albert Einstein,

Comment est-il possible que la mathématique, qui est un produit de la pensée humaine et est indépendante de toute expérience, puisse s’adapter d’une si admirable manière aux objets de la réalité ?

Je voudrais donnez 3 exemples, mais il y en a bien plus, qui montrent à quel point le réel semble obéir aux mathématiques.

Exemple 1

Considérons la trajectoire d’un ballon de foot. Il est évident que si je veux savoir de quoi elle a l’air, il faut qu’on me dise d’où le coup franc a été tiré, et comment, c’est-à-dire avec quelle force et dans quelle direction. Et bien lorsque vous modélisez par les mathématiques la trajectoire du ballon, ce sont les maths elles-mêmes qui vous posent ces 2 questions. En d’autres termes, ce sont les maths elles-mêmes qui vous disent « si tu veux que je te calcule la trajectoire, il faut que tu me donnes le point de départ, et comment la balle a été frappée ». Il est mathématiquement impossible d’obtenir une solution sans ces 2 données. Les maths ne demandent rien de moins, mais rien de plus non plus. Un peu comme si elles « savaient » comment fonctionne le monde réel.

Exemple 2

D’aucuns diront, et c’est une position qui se défend bien, que l’aptitude des maths à décrire la trajectoire du ballon n’est que descriptive. Qu’il n’y a pas de connexion intime entre les maths et le réel. Que nous avons simplement trouvé un moyen, par les maths, de calculer une courbe qui colle assez bien avec la trajectoire du ballon. Je pense que mon 2e exemple va au-delà. Il s’agit de cas où les mathématiques ont prédit l’existence de certaines particules, avant même qu’on ne les découvre dans le laboratoire. L’un des exemples les plus célèbres, il y en a beaucoup plus, est celui de l’antimatière. Non, l’antimatière n’est pas simplement un mot réservé aux films de science-fiction. Elle est monnaie courante dans les accélérateurs de particules depuis des décennies. On sait même que notre propre corps émet des particules d’antimatière en permanence. Et bien l’antimatière a été découverte à la fin des années 20 du siècle dernier, par la théorie. Un physicien du nom de Paul Dirac arriva en 1928 à la conclusion que si le monde était logique, alors l’antimatière devait exister. Quelques années plus tard, on observa des particules ayant exactement les caractéristiques que Paul Dirac avait prédit. On est ici en présence de bien plus d’une description du réel il me semble. Ce qu’on trouve ici c’est qu’une logique, une structure mathématique, en l’occurrence le formalisme de la mécanique quantique, qui ne pourrait être rien d’autre qu’une abstraction humaine, trouve en fin de compte son reflet dans le réel.

Exemple 3

Il s’agit là du célèbre principe d’incertitude d’Heisenberg. On sait depuis la mécanique quantique qu’on ne peut pas mesurer la position et la vitesse d’une particule en même temps avec une précision arbitraire. On a souvent l’impression que cette limitation est due au fait que lorsqu’on fait une mesure, on va bousculer un petit peu la particule, si bien qu’on va changer sa vitesse. Cette conception laisse supposer que si l’on pouvait faire une mesure très très très fine de la position, par exemple, on pourrait également mesurer la vitesse avec une grande précision, puisque l’on a à peine touché la particule pour trouver sa position.

En fait, la raison pour laquelle on ne peut pas mesurer position et vitesse en même temps est bien plus profonde que ça, et de manière très surprenante, elle est mathématique.

La véritable raison pour laquelle on ne peut pas mesurer en même temps position et vitesse c’est parce que, excusez-moi le jargon, 2 matrices ne commutent pas. Qu’est-ce que ça veut dire ? Une matrice, c’est un tableau de chiffres. En suivant certaines règles mathématiques, on peut multiplier 2 tableaux de chiffres. Mais contrairement aux nombres que nous connaissons qui peuvent se multiplier dans l’ordre que l’on veut, 3*5 ça fait pareil que 5*3, les matrices, ces tableaux de chiffre, ne peuvent en générale pas se multiplier dans n’importe quel ordre. Eh bien la raison pour laquelle on ne peut pas mesurer à la fois la vitesse et la position d’une particule avec une précision arbitraire, c’est en fin de compte parce que 2 tableaux de chiffres qui ont chacun une définition bien précise, ne commutent pas. Si on multiplie le premier par le deuxième, on ne trouve pas pareil que si on multiplie le deuxième par le premier. Et vous aurez beau faire une mesure aussi douce que vous le pouvez, vos 2 matrices ne commuteront pas pour autant. Bref, le problème n’est pas dans le laboratoire. Il est dans les maths.

On se trouve de nouveau ici en présence d’une connexion entre les mathématiques et le réel qui va bien au-delà, il me semble, de la simple description. Mais qu’est-ce que ça peut bien lui faire au réel que 2 matrices ne commutent pas ? Eh bien apparemment, cette non-commutation l’intéresse beaucoup, au point qu’il s’y soumet tout à fait, même dans des cas extrêmes comme celui imaginé par Einstein, qui a en fin de compte donné lieu au récent prix Nobel d’Alain Aspect.

Ces exemples, et bien d’autres, ont mené le Nobel de physique 1963 Eugene Wigner à parler de « La déraisonnable efficacité des mathématiques dans les sciences naturelles ». Ils m’ont quant à moi mené à la conviction, je crois qu’on peut en effet parler de conviction, que si les mathématiques et la réalité physique sont à ce point connectées, c’est parce que les maths existent. Elles ne s’inventent pas, elle se découvrent.

Max Tegmark, Professeur de physique du Massachusetts Institute of Technology va encore plus loin dans son ouvrage « Notre Univers Mathématique » : selon lui, l’univers n’est pas seulement décrit par les mathématiques. Il est mathématique.

Parlons maintenant de maths

Cette conception des mathématiques, que l’on nomme parfois « platonicienne », provient également de la pratique même des mathématiques.

Considérons simplement le nombre pi : 3,14 159 26 53 etc, etc, etc, etc. On pourrait continuer comme ça très longtemps puisqu’en effet ça ne s’arrête jamais. Le nombre de décimales de pi est littéralement infini. On pourrait donc se poser la question suivante : « quelle est la décimale de pi numéro 10 puissance 10 puissance 10 puissance 10 puissance 5 milliards ? » Qu’on la connaisse ou pas, c’est nécessairement un chiffre compris entre 0 et 9. On ne la connaitra probablement jamais, mais elle existe.

Lorsque l’on étudie la structure incroyablement riche de certains objets mathématiques, comme l’ensemble de Mandelbrot par exemple, on ne peut s’empêcher de ressentir qu’on le « découvre ». Qu’il était là avant que Benoît Mandelbrot n’ait l’idée d’aller le chercher, un peu comme le mont Everest était là avant que des hommes ne puissent le regarder.

Ce parallèle avec le mont Everest n’est pas de moi mais du mathématicien et physicien britannique Roger Penrose, prix Nobel de physique 2020 pour ses travaux sur les trous noirs :

Tout se passe comme si la pensée humaine était guidée de l’extérieur par une vérité éternelle – une vérité possédant une réalité qui lui est propre… L’ensemble de Mandelbrot n’est pas une invention de l’esprit humain : c’est une découverte. Tout comme le mont Everest, l’ensemble de Mandelbrot est tout simplement là.

Bien d’autres mathématiciens partagent cette conception platonicienne. Je citerais à ce titre le mathématicien français Alain Connes, Médaille Fields 1982,

Deux points de vue extrêmes s’opposent sur l’activité mathématique. Le premier, dans lequel je m’inscris volontiers, est d’inspiration platonicienne : il postule qu’il existe une réalité mathématique, brute, primitive, qui préexiste à sa découverte. Un monde dont l’exploration passe par la création d’outils, comme il a fallu inventer les navires pour passer les océans. Le second point de vue est celui des formalistes ; ils nient toute préexistence aux mathématiques, estimant qu’elles sont un jeu formel, fondé sur les axiomes et les déductions logiques, donc une pure création humaine.

Je recommande vivement l’ouvrage « Matière à Pensée » (éditions Odile Jacob), écrit par Alain Connes en duo avec le neurobiologiste français Jean-Pierre Changeux, dans lequel Alain Connes soutient la position platonicienne, tandis que Jean-Pierre Changeux soutient la position « formaliste ».

Pour clore ce registre des citations, qui pourrait être très long, je ne peux résister à l’envie de citer Cédric Villani lui-même, qui dans le livre « Mathématiques en liberté » (éditions La Ville Brûle) écrivait au sujet de cette conception des mathématiques,

Je suis de ceux qui croient qu’il y a une harmonie préexistante… Il s’agit d’une intuition non expliquée, d’une conviction personnelle et quasi religieuse.

Et la spiritualité dans tout ça ?

Je pense qu’il commence à être clair en quoi les mathématiques m’ont ouvert à la spiritualité. Si en effet les mathématiques existent, se découvrent et ne s’inventent pas, c’est qu’il existe des choses qui sont réelles, mais pas matérielles.

En effet les objets mathématiques n’appartiennent pas au monde physique. Ils ne sont faits d’aucune particule.

Ils ne sont nulle part, géographiquement. Il suffit pour s’en rendre compte de se demander « Y-a-t-il un endroit où 2+2 ne font pas 4 ? » la question paraît absurde puisqu’évidemment 2 et 2 font 4 partout, pour des raisons qui n’ont rien à voir avec l’endroit où vous vous trouvez.

Les objets mathématiques n’appartiennent pas non plus au temps. On peut de nouveau s’en rendre compte en se posant une question du genre « Y-a-t-il eu une époque où la somme de l’inverse des carrés ne faisait pas pi carré sur 6 ? » Evidemment non. Cette égalité n’a rien à voir avec le calendrier.

Si donc les mathématiques existent mais ne sont pas matérielles et ne sont nulle part dans l’espace ni dans le temps, c’est que les objets mathématiques peuplent plutôt un monde des idées « à la Platon », ce qui est la raison pour laquelle la conception des mathématiques dont je viens de parler est dite « platonicienne ».

Au-delà de l’introduction à l’existence d’un monde des idées, d’un monde non matériel, je ne pense pas que les mathématiques puissent faire de vous un chrétien, un musulman, un bouddhiste, un hindouiste, etc. Je ne pense vraiment pas qu’il y ait des mathématiques chrétiennes, musulmanes ou hindouistes, de la même manière que, pour paraphraser Georges Lemaître, prêtre et co-découvreur du Big Bang, il n’y a pas de natation chrétienne ou musulmane.

Je ne pense donc pas que les mathématiques prouvent que Dieu existe. Il me semble juste que, comme le dit le titre du programme de ce soir, elles peuvent tout à fait nous ouvrir à la spiritualité.

Je suis pour ma part chrétien. Mon point de départ ne fut pas l’athéisme mais plutôt l’agnosticisme. C’est mon contact avec les mathématiques qui fait que lorsque j’ai entendu parler d’un Dieu hors du temps et hors de l’espace, cela ne m’a absolument pas choqué. Je me suis juste dit « tiens, c’est comme les maths ». Mais ce ne sont pas les maths qui ont fait de moi un Chrétien. C’est la personne de Jésus qui a fait de moi un chrétien, pas les maths.

Conclusion

Pour conclure, si je devais faire un parallèle avec les vacances au ski, je dirais que les maths furent l’autobus qui m’a amené au pied des pistes.