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Du concept à la chose elle-même

Cet article fait suite à une discussion amorcée ici avec Temaro à propos de la valeur de la preuve. La discussion a dévié avec une référence à Kant pour soutenir une argumentation matérialiste.

Ma réponse dépassant le cadre d’un commentaire classique, je réponds ici. Kant n’étant pas facile à appréhender, plusieurs de nos lecteurs seront certainement intéressés par ce petit résumé.

Rappel de la discussion :

« l’idée d’une chose n’implique pas l’existence de cette chose  ».  En se référèrant à Kant, il serait possible de soutenir au moins indirectement le matérialisme.

Ce n’est pas parce qu’on saurait définir le concept d’un objet que celui-ci existerait bien. Par exemple, je peux parler de licorne, mais il faudrait en trouver une pour savoir ou montrer qu’elle existe.

Si j’ai bien lu, Temaro déduit de Kant que l’idée de Dieu n’implique pas qu’il existe bien. Il faudrait pouvoir le (dé)montrer, le voir (comme l’idée de la licorne).

Je vois au moins trois objections à ce parallèle, les voici :

Kant marque la fin de la preuve de Dieu en philosophie

1er problème : Pour Kant, c’est la fin de toute tentative en philosophie de vouloir (dé)montrer l’existence de Dieu. On ne peut ni montrer qu’il existe, ni montrer qu’il n’existe pas.

Kant s’est livrée à une critique assez sévère de la preuve de l’existence de Dieu telle qu’on la pratiquait jusqu’alors. De Leibniz à Descartes en passant par Anselme de Cantorbéry et bien sûr Thomas d’Aquin, Kant propose une revue détaillée des arguments en faveur de l’existence de Dieu avant de « siffler la fin du match ».

Pour un résumé de son approche, voir le petit traité de Paul Clavier sur la théologie naturelle[1].

On peut être d’accord ou pas avec Kant (il faudra argumenter), mais vouloir partir de Kant pour réclamer par ailleurs une démonstration de l’existence de Dieu, c’est ne pas avoir compris ce penseur.

Kant était lui-même déiste, sa croyance en Dieu s’appuyait sur des arguments moraux

2e problème : bien que réputé pour avoir sapé la possibilité de faire la preuve de Dieu par la raison, Kant n’en reste pas moins déiste, il n’est pas athée. Il croyait en un Dieu architecte (comme Voltaire) dont l’existence s’impose à lui comme un impératif moral.

Deux choses remplissent le cœur d’une admiration et d’une vénération toujours nouvelles et toujours croissantes, à mesure que la réflexion s’y attache et s’y applique : le ciel étoilé au-dessus de moi et la loi morale en moi[2]

E. Kant

Pour davantage de détails sur les arguments de Kant, Voir en note ce § sur sa critique de la raison pratique dans wiki[3]. On y lit cette citation édifiante :

il est moralement nécessaire d’admettre l’existence de Dieu.

E. Kant

Voilà pourquoi, dans nos échanges, j’ai pu parler de « grand écart » pour soutenir le matérialisme à partir de Kant !

 En effet, pour Kant

si tout est permis, Dieu n’existe pas ; or tout n’est pas permis, donc Dieu existe. Une invincible exigence intérieure postule, d’une part la loi morale, d’autre part la convergence du mérite et du bonheur. Dieu existe impérativement : il existe en fait, puisqu’il s’impose en droit. — Telle est, en résumé, l’opinion de Kant[4].

René Schaerer

L’idéalisme de Kant s’applique à toute connaissance y compris scientifique

3e problème : l’idéalisme kantien, de ce que j’en ai compris, s’applique à toute connaissance, pas uniquement aux questions religieuses.
Pour faire simple, Kant affirme que nous ne connaissons pas la réalité des choses en soi, mais seulement leurs apparences telles que notre esprit nous les fait connaître. En effet pour le philosophe, toute connaissance humaine subit l’influence de son environnement, la langue, la culture, etc.. Le processus de connaissance est donc lui-même imprégné tout entier des structures même de l’esprit humain.

Le problème, c’est que l’idéalisme kantien a été mis à mal par les découvertes de la science du XXe siècle. En effet, la majorité des physiciens qui étudient les forces fondamentales qui régissent l’univers se disent aujourd’hui « réalistes » (avec différentes nuances). Pour un inventaire complet des variantes et les définitions, voir Bernard d’ Espagnat[5].

 On ne trouve quasi plus d’idéalistes dans cette discipline.  Le réalisme stipule que la connaissance authentique dépend de l’état des choses elles-mêmes et non de nos propres constructions conceptuelles, à la différence de Kant. Il faut noter que dans la plupart des cas, une approche réaliste prend en considération l’influence du sujet observant sur l’objet d’étude, mais pas au point de rendre inconcevable la connaissance des choses en soi.

Limiter l’idéalisme kantien aux questions religieuses (l’existence de Dieu) ou l’illustrer à partir d’une image qui consisterait à dire « penser à une licorne ne prouve pas que la licorne existe », me semble donc être un raccourci très réducteur et même fallacieux de la philosophie de Kant.

On peut d’ailleurs s’interroger sur la pertinence d’utiliser une philosophie (l’idéalisme) pour tenter d’en soutenir une autre (le matérialisme) qui par définition repose sur des principes contraires…

Idéalisme : « Doctrine qui, à l’inverse du matérialisme, du réalisme ou de l’empirisme, fait dépendre l’existence de l’idée, et ramène l’être à la seule pensée. […] Kant défend pour sa part un idéalisme transcendantal selon lequel les phénomènes ne sont que des représentations et non des choses en soi.[6]»

Conclusion

On ne peut pas s’appuyer sur Kant pour déclarer que l’idée de Dieu n’implique pas qu’il existe forcément et qu’il faudrait pouvoir le (dé)montrer pour s’assurer de son existence. Comme nous l’avons vu, pour Kant, la question de la démonstration de Dieu ne se pose tout simplement pas ! Que les arguments soient scientifiques ou philosophiques. En revanche la question de Dieu s’impose à lui d’un point de vue moral.

L’arrière-plan de cette discussion porte sur un vieux débat qui voudrait montrer que la foi, et en l’occurrence la foi chrétienne, n’est somme toute qu’une affaire de psychologie et ne repose sur rien de tangible.

Nous pourrons revenir sur ce « classique » ultérieurement, mais je ne pense pas au vu de ces lignes qu’une référence à Kant soit des plus pertinentes pour alimenter la thèse matérialiste.


Notes

[1] Paul Clavier, Qu’est-ce que la Théologie naturelle, Vrin, 2004, p. 17s.

[2] E. KANT, Critique de la raison pratique (1788), Œuvres philosophiques II, Paris, Gallimard, 1985, p 801-802.

[3] https://fr.wikipedia.org/wiki/Philosophie_pratique_d%27Emmanuel_Kant#Les_postulats_de_la_raison_pratique

[4] Schaerer, René. « SI DIEU N’EXISTE PAS… » Réflexions sur Kant et Dostoïevski.” Revue de Théologie et de Philosophie 17, no. 2 (1967): p. 99. http://www.jstor.org/stable/44352110.

[5] Bernard d’ Espagnat[5], Traité de physique et de philosophie. Fayard, 2002, chp 1.2.

[6] https://www.philomag.com/lexique/idealisme