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Le ciel c'est où ?


Notre incapacité à concevoir Dieu aussi bien que l’univers céleste qui est le sien – l’un et l’autre existant en dehors de temps et de l’espace – nous renvoie inévitablement au caractère indicible de son nom, tel qu’il l’a révélé à Moïse lors de l’épisode du buisson ardent. (cf. Exode 3.1-15) Mais avant d’y venir, on ne peut ignorer le passage énigmatique que la Genèse nous livre à propos de la postérité d’Adam et Ève.

Seth eut aussi un fils, et il l’appela du nom d’Enosch[1]. C’est alors que l’on commença à invoquer le nom de Yahweh. 

Genèse 4.26

L’antériorité de cet Enosch, par rapport à Moïse, pourrait laisser entendre que le culte de « YHWH » s’était perdu entre-temps : ce qui n’est pas impossible. Mais le fait que cette phrase se trouve dans un chapitre yahviste ne donne pas à l’appellation Yahweh une autre portée que Dieu (« Élohim ») pourrait présenter dans un texte élohiste[2].

Venons-en donc à la révélation du nom de Dieu à Moïse, dans l’épisode du buisson ardent.

Moïse dit à Dieu : J’irai donc vers les Israélites et je leur dirai : le Dieu de vos pères m’a envoyé vers vous. Mais, s’ils me demandent quel est son nom, que leur répondrai-je ? Dieu dit à Moïse : « Je suis qui JE suis ». Et il ajouta : c’est ainsi que tu répondras aux Israélites : « JE SUIS » (hébreu « ‘èHeYèH ») m’a envoyé vers vous. Dieu dit encore à Moïse : Tu parleras ainsi aux Israélites : « IL EST » (hébreu « YaHWeH »), le Dieu de vos pères, le Dieu d’Abraham, le Dieu d’Isaac et le Dieu de Jacob m’a envoyé vers vous. Voilà mon nom pour l’éternité, voilà comment je veux être invoqué de génération en génération. »

Exode 3.13-15

Contrairement à ce que l’on entend souvent, « Yahweh » ne signifie donc pas « Je suis », ce qui, bien que de façon toute relative, pourrait suggérer une certaine proximité avec les humains ; mais ce nom hébreu signifie « Il est », ce qui accentue sa distance et son auréole de mystère. Il faut dire qu’en hébreu, « IL EST » et « JE SUIS » sont conjugués dans ce que l’on pourrait qualifier de présent absolu. Dès lors, osons le dire, connaître le nom de Dieu et l’invoquer sous ce nom ne nous révèle pas grand-chose à son sujet, sinon qu’il existe d’une façon absolue, et donc en dehors de toute création. – Aujourd’hui, nous dirions : en dehors de l’espace et du temps. – Si bien que les croyants ont été traditionnellement tentés de le définir comme étant omniprésent, omnipotent et omniscient. Car, bien qu’existant en dehors de notre univers spatiotemporel, Dieu est évidemment libre d’y entrer et d’en sortir à sa guise.

Mais en ce qui concerne sa relation avec l’humanité, cela n’ajoute pas vraiment quelque chose à ce que l’on attribuerait à une puissance supérieure inconnue : rien n’indique dans son nom qu’une relation personnelle est possible avec ce Dieu qui se présente comme définitivement hors de portée humaine. Demeurant inaccessible à notre humanité, toute possibilité de relation avec Dieu, ne peut qu’émaner de lui, et seulement dans la mesure où il lui plaira de se révéler à ses créatures.

Plutôt que d’une véritable révélation, il est aussi possible que Moïse ait été l’objet d’un simple rappel concernant l’héritage spirituel des Patriarches que les Hébreux auraient oublié pendant leur long séjour en Égypte. Ce qui peut se concevoir sans peine, à propos d’un peuple victime de l’esclavage, entretenant le vague souvenir d’un culte rendu à un Dieu hors de portée humaine. Ce que semblera confirmer l’épisode de l’adoration du veau d’or, construit par Aaron lui-même, alors que son frère Moïse recevait de Dieu les deux tables et la Loi divine sur le mont Sinaï. (cf. Exode 32)

D’autre part, le fait que ce soient seulement les petits enfants d’Adam et Ève « qui commencèrent à invoquer le nom de Yahweh » semble suggérer que nos premiers parents croyaient en un Dieu dont ils ne connaissaient vraisemblablement pas le nom ! Leur croyance aurait donc été plus proche de l’agnosticisme que d’une véritable relation avec ce Dieu inconnu, auquel rien ne dit qu’ils rendaient un culte avant d’avoir péché.

Dès lors, est-il possible que les premiers humains aient ressemblé aux Athéniens qui avaient élevé un autel à « un Dieu inconnu, qu’ils vénéraient sans le connaître», et dont Paul s’employa à proclamer la véritable nature. (cf. Actes 17.23) En ce qui concerne Adam et Ève, on risque donc d’être très loin de l’intimité spirituelle avec Dieu, dans laquelle les font vivre la plupart de nos professions de foi. Dès lors, on comprend beaucoup mieux l’attrait qu’a pu exercer sur eux la perspective d’un plaisir aussi concret qu’immédiat… Ce que, depuis la nuit des temps, la plupart des humains n’ont fait que perpétuer !

En dehors de la perte de l’accès à l’arbre de vie – qui leur permettait de ne pas mourir –, en quoi les premiers humains furent-ils radicalement différents de nous ; et cela, aussi bien avant qu’après leur expulsion du Jardin d’Éden ? Dans cette perspective, on perçoit mieux comment une primohumanité a pu émerger au cours d’une période où elle croyait seulement en une puissance supérieure qui gérait le monde où ils vivaient, après l’avoir créé. Il convenait donc de lui rendre grâces pour ses bénédictions afin de s’en concilier les faveurs, mais aussi, il ne fallait pas manquer d’obéir à sa voix, lorsqu’elle venait à se faire entendre.

Car, que ce soit Moïse pour l’établissement de la Torah ou les prophètes pour la conduite du peuple d’Israël, toutes les directives religieuses, sociales et politiques passaient par les entendeurs d’une voix… que l’on espère réellement divine ! [3]

Après avoir autrefois, à plusieurs reprises et de plusieurs manières, parlé à nos pères par les prophètes, Dieu nous a parlé par le Fils en ces jours qui sont les derniers. 

Hébreux 1.1-2

Ce Dieu lointain et, pour tout dire, inconnaissable des Hébreux, devint donc un Dieu au nom « tabou », que ses adorateurs s’interdisaient même de prononcer pour éviter tout risque de condamnation. Car ce nom imprononçable fit même l’objet du troisième commandement gravé sur les deux tables de la Loi confiée à Moïse sur le mont Sinaï.

Tu ne prendras pas le nom de « YHWH », ton Dieu, en vain ; car « YHWh » ne tiendra pas pour innocent celui qui prendra son nom en vain.

Exode 20.7

De ce nom hébreu, on ne connaît même que les quatre consonnes hébraïques  (c’est-à-dire « YHWH »), car la voyellisation demeure incertaine : sans doute « YaHWeH », « Il est ».

Mais pour être certains de ne pas prononcer ce nom de façon inconsidérée, les juifs le remplaçaient systématiquement par « ‘èDoNaÏ », « Mon Seigneur » lors de la lecture de la Bible à haute voix.Pour s’en souvenir, les Massorètes[4] ont associé les voyelles de « èDoNaÏ » aux consonnes de « YHWH », le nom divin. Ce montage de deux mots différents a donné « YèHoWaH » ou « Jéhovah » : un mot aide-mémoire qui n’a aucune signification en hébreu. Dans le Judaïsme, ce genre de montage est appelé « Ketib-Qeré ».[5] Par la suite, les croyants qui ignoraient la technique du « Ketib-Qeré » ont pris l’habitude d’appeler Dieu « Jéhovah », un mot qui, tel quel, ne veut strictement rien dire en hébreu !


Notes

[1] Ne pas confondre cet Enosch avec Hénoc en Genèse 5.18-24. Ce denier donna aussi son nom à un livre apocryphe cité en Jude 1.14.

[2] Le lecteur attentif de la Bible aura remarqué que le premier récit de la création (Genèse 1.1-2.3) appelle Dieu « Élohim », pluriel de « Éloah » (« Dieu » en français), et utilise aussi le diminutif « El », le plus souvent dans les noms composés. La Bible donnant le nom pluriel « Élohim » au Dieu unique, certains y ont vu une référence à la Trinité, ce qui serait étonnant de la part des Juifs. Il est sans doute plus sage d’y voir un pluriel de majesté. – Un peu comme le roi Louis XIV disait « nous » en parlant de lui. – Mais il existe d’autres spéculations concernant ce pluriel, qui demeurent marginales. D’autre part, le deuxième récit de la création désigne Dieu sous le nom de « YHWH » (Genèse 2.4-4.16) – Nom divin transcrit en français par « Yahweh » et souvent traduit par « l’Éternel ». – En fonction de ses rédacteurs, le texte de la Bible hébraïque – ou Ancien Testament – alterne ainsi les passages élohistes et les passages yahvistes, au sein de compilations plus tardives de ces deux traditions littéraires.

[3] Ce qui soulève – et soulèvera encore longtemps – la difficile et énigmatique question des entendeurs de voix, quasi omniprésents tout au long de l’Ancien Testament, mais dont, très vite, on n’entend plus parler dans le Nouveau Testament. Pourtant, il semble qu’aujourd’hui encore, ce phénomène soit plus fréquent qu’on ne le pense. – Les sites traitant du sujet abondent sur la Toile. – Bien que considéré comme une forme de psychose, ce phénomène n’est plus « soigné » tant que ces voix ne se font pas trop envahissantes, exigeantes, mauvaises conseillères, voire criminogènes. Regroupés en nombreuses associations, les entendeurs de voix s’efforcent de gérer eux-mêmes et au mieux ces intrusions intempestives dans leur vie quotidienne.

[4] On appelle Massorètes (hébreu « ba’alei hamassora », « maîtres de la tradition ») les transmetteurs de la « Massorah » ou « Tradition » biblique. Au cours du Moyen-Âge, ces Juifs érudits ont uniformisé le texte hébreu de la Bible en choisissant, parmi ceux en leur possession, les manuscrits jugés les meilleurs, puis en détruisant tous les autres. Ils ont aussi voyellisé les textes consonantiques de la Bible hébraïque en ajoutant des points-voyelles, en dessous et au-dessus des consonnes. Ce faisant, ils en ont fixé la lecture et donc l’interprétation. C’est ce Texte reçu qui sert de base aux traductions françaises de l’Ancien Testament fondées sur le texte hébreu original… mais tenant tout de même compte des différentes versions anciennes. À noter que, malgré sa fixation tardive, c’est ce Texte reçu qui est considéré comme le texte de l’Ancien Testament inspiré de Dieu, et donc infaillible par les fondamentalistes radicaux.

[5] Le « Ketiv », c’est ce qui est écrit dans le texte : « YèHoWaH » ou « Jéhovah » ; et le « Qeré », c’est ce qu’il faut lire : « èDoNaÏ » ou « Èdonaï », Mon Seigneur, à la place de « Yahweh ». Ici appliquée au nom divin, la technique du « Ketib-Qeré » est aussi appliquée à d’autres mots dans la Bible hébraïque.


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